Assise face � ma machine � coudre, au fond de la boutique, j�ai la chance de voir gr�ce � une petite fen�tre, les passants de la rue Didouche-Mourad. J�ai appris � reconna�tre ceux dont la vie ressemble � un monceau de ruines. La mine renfrogn�e, le front pliss�, les l�vres pinc�es, ils ne voient rien ni personne. Leur vie, leur mort, quelle diff�rence ? Leur arracher un sourire serait peine perdue. Leur annoncer une bonne nouvelle les plongerait dans la confusion. Il y a ceux qui d�ambulent sans trop savoir o� les porteront leurs pas. Ils s�arr�tent un moment devant la vitrine. Vont-ils p�n�trer ? Vont-ils continuer leur chemin ? Il y a �galement ceux qui sont press�s. Au volant de leur v�hicule, ils vitup�rent, blasph�ment, au moindre arr�t de la circulation. Pi�tons, ils courent, courent, derri�re les minutes, les secondes qui leur �chappent. Ils se vantent d��tre des l�ve-t�t et se plaignent, le soir, d�avoir perdu leur temps � cavaler pour rien. Ce petit hublot sur la vie ext�rieure rend mes journ�es de retoucheuse en confection dans ce magasin de pr�t-�-porter pour femmes et hommes, moins p�nibles et plus gaies. Je travaille ici depuis quinze ans et je n�ai aucune raison de me plaindre. Mon patron est correct. Tr�s correct m�me. Je veux dire que, certes, je ne suis pas d�clar�e � la S�curit� sociale, mais il me respecte. J�ai tellement entendu d�histoires de femmes harcel�es par leur employeur que j�appr�cie ma chance. Mon �salaire� n�est jamais le m�me. D�s qu�il me dit : �Zoubida, les affaires n�ont pas �t� bonnes ce mois-ci�, � et c�est souvent que j�entends ce refrain � je comprends que mon �salaire� vers� en esp�ces, sera fonction de son bon vouloir et de son humeur. Je me d�brouille avec les pourboires des clients. Il y a ceux qui paient le prix des retouches. Mais il y a aussi les g�n�reux comme M. Sa�d... ou Mme Fatiha... Je suis folle de joie lorsque je les entends dire sur le pas de la porte : �Zoubida est-elle l� ?� Je sais que la journ�e sera bonne et la recette excellente. Ceux qui me font rire, ce sont les parvenus, c�est-�-dire ceux qui ont l�argent mal acquis et qui sont convaincus qu�ils sont l�argent lui-m�me. Ce qui m�amuse, c�est moins leur insolence que leur manque de distinction. Ils sont �riches� mais ne seront jamais raffin�s parce qu�ils sont n�s vulgaires et ne pourront aucunement se d�faire de leurs origines poissardes. La soudaine abondance de leurs biens ne rime pas d�ailleurs avec largesses et bienfaisance. Que dis-je ! Leur soutirer le prix de mon travail n�est pas toujours une sin�cure. Ils finissent toujours par payer, car la vie, � ma vie � m�a appris d�s l�enfance que face � l�adversit�, il ne faut jamais tomber dans l�ab�me du renoncement. Et puis, il me faut reconna�tre que je n�ai pas de grosses charges. Apr�s mon divorce, mon p�re m�a r�troc�d�, avant de mourir, son petit appartement de deux pi�ces � Bab-El-Oued. Cherchait-il par ce geste � se faire pardonner mon mariage forc� avec un homme plus �g� que moi, polygame, et particuli�rement violent ? J�avais dix-huit ans et mon tuteur avait dit : �Elle sera � l�abri du besoin, c�est un riche commer�ant.� Je n�ai jamais profit� des biens de mon �cher� �poux. Lui-m�me n��tait pas ma propri�t� puisque je devais le partager avec mes deux co�pouses bien soud�es entre elles et ligu�es contre l��trang�re que je fus durant sept ann�es d�enfer conjugal. Un matin je me suis enfuie avec ma petite fille et j�ai obtenu mon divorce en rachetant ma libert� par �kh�l� (1). Mon ma�tre accepta de m�affranchir moyennant une rondelette somme d�argent que lui versa mon fr�re a�n�. Je n�ai jamais voulu me remarier. Une seule exp�rience m�avait suffi. Je n�avais pas fr�quent� l��cole tr�s longtemps, mais j�avais appris � coudre et la couture �tait devenue ma passion. C�est alors que l�id�e de confectionner des habits pour les femmes de ma famille, les voisines, germa dans mon esprit. Satisfaites, celles-ci le disaient � d�autres. Et c�est ainsi que tr�s vite le travail ne manqua pas. J��tais souvent d�bord�e et mon m�tier me permettait de subvenir aux besoins de Souhila � ma fille � et d��tre parfaitement � l�aise. Cependant mon enfant grandissait, et je craignais que les all�es et venues des femmes qui venaient d�sormais de tous les quartiers de la capitale soient responsables de son �chec scolaire. Je lui avais am�nag� un espace pour travailler, mais dans une pi�ce il y avait ma machine � coudre, dans la seconde �taient entass�s les coupons de tissu, les commandes des clientes. Se mouvoir n��tait pas chose ais�e. La r�ussite scolaire de ma fille n��tait pas seulement mon esp�rance, mais une exigence. Mon exigence � moi. C�est alors que je d�cidai d�arr�ter la couture. Il faut dire que je ne supportais plus les retards de mes clientes aux rendez-vous fix�s par mes soins, selon un planning con�u pour que les unes et les autres n�aient pas � se rencontrer, voire � se croiser. Je dus d�clarer forfait. Tr�s vite je n��tais plus seulement la couturi�re de ces dames, mais leur confidente, leur �psy�. Elles repartaient soulag�es d�avoir d�pos� leur fardeau. J��tais totalement �puis�e en fin de journ�e. Leurs querelles entre voisines, entre belles-m�res et brus me fatiguaient et aucune d�entre elles n�aurait pu devenir mon amie. Un jour j�ai averti tout ce beau monde que je changeais de cr�merie. Je dus affronter un toll� g�n�ral : �Et moi qui comptais sur vous pour le trousseau de ma fille comment vais-je faire ?� disait l�une. - Je n�ai rien � me mettre pour les mariages l��t� prochain, rench�rissait l�autre. - Vous pourriez tout de m�me nous prendre de temps � autre... Ignoraient-elles que les cimeti�res sont pleins � craquer de personnes qu�on croyait indispensables ? C�est ainsi, au moment o� Souhila acc�dait au coll�ge, que je devins retoucheuse. Je n�avais plus alors qu�un r�ve un seul r�ve : accomplir mon p�lerinage � La Mecque. Je n�ai jamais �t� plus loin que M�d�a, l� o� est n�e et r�side toute ma famille maternelle. Voyager, voir d�autres cieux, d�autres pays, n�est pas ma marotte. A cinquante-trois ans, je veux me rendre aux Lieux Saints. C�est mon unique ambition. Mes revenus de couturi�re m�ont permis d��conomiser et telle une fourmi, j�ai amass� toute la somme n�cessaire car d�sirant y aller avec mes moyens propres, je me suis priv�e de multiples plaisirs pour parvenir � prendre en charge les frais de transport et de s�jour. Mes seuls d�penses concernent Souhila. Mais elle est tr�s raisonnable et ne contrarie pas mon projet. Depuis six ans, six longues ann�es, j�attends que mon nom soit tir� au sort par la commission nationale du p�lerinage. Depuis six ans, ceux qui sont d�j� partis deux et trois fois ont la chance d��tre choisis et moi pas. A croire que leurs noms sont b�nis, le mien maudit. Un voisin est parti cette ann�e pour la vingti�me fois. Il est mort lors de la bousculade de Mina avec 361 autres p�lerins. Moi je ne demande pas dix fois, vingt fois, pas m�me deux fois. Juste une fois. Une malheureuse fois. Les ordinateurs du minist�re n�ont-ils pas enregistr� mon nom ? Zoubida M... ce n�est tout de m�me pas compliqu�. Comment faut-il leur expliquer ? Dans quelle langue faut-il que je m�exprime ? Ceux qui partent dix, quinze fois, vingt fois ne pourraient- ils pas se dire un jour qu�on les a suffisamment vus et honor�s et qu�ils pourraient offrir ne serait-ce qu�une fois leur tour � des retoucheuses paum�es comme moi ? Je sais bien qu�ils ont les moyens, d��normes moyens financiers. Mais math�matiquement parlant, Hadj + Hadj + Hadj = 1 (un) Hadj. Certaines mauvaises langues pr�tendent que le p�lerinage est devenu pour beaucoup une esp�ce de �trabendo� rentable. J�ignore si cela est vrai ou faux. Je sais seulement que je cr�ve d�envie d�aller l�-bas et ce sera la premi�re et derni�re fois (si j�en reviens vivante). Dans quelques jours ce sera l�A�d El-Kebir. Face � ma machine � coudre, je ne peux r�primer mes larmes. Le patron me dit que je suis une v�ritable �hadja� sans m�me m��tre rendue � La Mecque. Il fait allusion � ma moralit� et ma promptitude � toujours pr�ter main-forte aux plus d�munis. Je sais qu�il est pein� pour moi et tente de me r�conforter mais ses bonnes paroles ne me consolent pas. Qu�on m�explique comment au nom de l��quit�, de la probit� ou toute autre raison, j�attends depuis six ans, tandis que d�autres consid�rent La Mecque comme leur lieu de vacances ? Ils vont, reviennent, retournent. Sont-ils plus pieux que moi ? Sont-ils plus chanceux ? Ce n�est pas un mis�rable esprit envieux qui me fait parler ainsi, mais l�injustice de ne jamais voir mon nom tir� au sort. J�ignore de quelle mani�re la commission proc�de, mais il m�arrive souvent d�imaginer une immense jarre en terre cuite � l�int�rieur de laquelle il y aurait des petits bouts de papier sur lesquels un nom de �candidat au p�lerinage� est inscrit. Un monsieur feint de m�langer. Un autre lit � haute voix le premier nom. Personne ne v�rifie s�il s�agit d�un �r�cidiviste� ou d�un �primaire� Zoubida M. ? Tu d�lires ma pauvre ! Tu n�es pas � l�int�rieur du r�cipient. Cela ne se passe pas comme cela �videmment et je ne sais pas ce que tirage au sort signifie. Lorsque j�ai su que certains hauts fonctionnaires et parlementaires se voyaient offrir des passeports sp�ciaux pour le p�lerinage, j�ai tent� par le bais des clients de la boutique d�obtenir ce document. J�ai rendu visite en premier lieu � une de mes voisines dans l�immeuble attenant � celui o� j�habite. Son cousin est d�put�. Elle a ri aux �clats. Il n�est jamais venu la voir depuis qu�il est � l�Assembl�e alors m�me qu�enfants ils ont v�cu dans la m�me maison. Il ne doit plus s�en souvenir. Je ne me suis pas d�courag�e pour autant. M. Sa�d m�a promis qu�il solliciterait un ami � lui, lui-m�me ami d�un ministre. Je sais que c�est quelque peu compliqu�. Mais qu�importe le lien, compar� � mon passeport. J�ai attendu. Le repr�sentant de la R�publique avait d�j� distribu� son �quota�. C�est ainsi qu�on appelle les cadeaux offerts � ces personnalit�s. C�est vrai que parmi les connaissances de ces messieurs et de ces dames, une retoucheuse de la rue Didouche-Mourad ne doit certainement pas figurer. Certains � en petit nombre certes � ont pourtant profit� de mes talents. Leurs pantalons, leurs jupes, aux ourlets bien finis, les vestes et corsages bien ajust�s ne leur rappellent-ils donc pas Zoubida ? Cette ann�e je dois une �ni�me fois faire mon deuil. L�an prochain peut-�tre ? Je continuerai � r�ver, � esp�rer, chaque jour, chaque nuit de La Mecque et de mon p�lerinage. En rentrant � la maison aujourd�hui, je retrouve ma Souhila riant � gorge d�ploy�e en compagnie de ma ni�ce hilare elle aussi. Curieuse de savoir ce qui les rend si gaies, ma fille me dit : - Maman si tu veux r�ellement accomplir ton p�lerinage l�an prochain, il faut que tu changes totalement de boulot. - C�est-�-dire ? - Tu dois rapidement apprendre � chanter et � te produire en public pour �tre retenue l�an prochain. - Que me racontes-tu l� et o� as-tu �t� chercher ces sornettes ? - Ce ne sont pas des balivernes maman. Cette ann�e, vois-tu ils ont innov� en haut. Ils ont d�cid� que le p�lerinage se ferait au son de la musique et � de la chanson � et gratuitement pour les hadjs et hadjates talentueux. - Mais enfin ne dit-on pas que tu dois te prendre en charge toi-m�me avec tes propres moyens et tes propres deniers ? - Tu parles de la r�gle fondamentale. Moi je te dis maman ou tu chantes, ou tu n�iras jamais � La Mecque sans d�bourser le moindre sou. Je me joins � leurs rires, ma fa�on � moi d�exprimer ma col�re. Le lendemain je d�cide de d�poser au compte Cnep de Souhila toutes mes �conomies, car mon patron a raison : je suis une parfaite hadja chez moi. Je ne saurai jamais chanter et danser. L. S. (1) Article 54 du code de la famille qui permet � la femme d�obtenir le divorce par versement de dommages-int�r�ts � l�ex-�poux (kh�l).