Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
Ces jeunes Turcs qui rêvent d'une autre république Ils détruisent tous les clichés, démentent les idées reçues et montrent un autre visage de la Turquie
Face à la devanture en glace d'une boutique, éclairée par une rampe, des gens se tiennent debout, plongés au cœur d'une discussion. Turquie. De notre envoyé spécial A deux enjambées de là, une ribambelle d'adolescents, assis sur leur séant à même le sol, s'adonne à un jeu de cartes. A l'angle du trottoir, de joyeux fêtards et d'autres disciples de Bacchus trinquent, se déridant à la belle étoile. D'autres y déambulent bière à la main. Loin des soirées endiablées des boîtes de nuit, de la salsa, de la techno et autres genres musicaux en vogue dans le pays d'Atatürk, ces jeunes pimpants, dont l'âge oscille entre 20 et 30 ans, aiment bien se détendre dans la rue, au su et au vu de tout le monde, sans en avoir cure. Bestekar, ce quartier chic et gracieux d'Ankara, est depuis des années un lieu de rencontre de ces noctambules, ces viveurs pas comme les autres. A partir de 21h, des petits groupes se forment en douceur tout au long du principal boulevard. Et en un laps de temps très court, le quartier se retrouve bondé de monde. Chacun a son look spécial, mais tous ont une chose en commun : ils rejettent l'ordre établi. Ils se montrent différents des autres par leurs habits, leur coiffure… leur façon de vivre ou de concevoir la vie. C'est leur manière de se révolter contre les discours politiques ambiants et les hommes qui les véhiculent. Cette folle idée d'être unique les pousse jusqu'à l'extravagance. Comme par exemple ce jeune Onur de 25 ans qui porte bien sur sa tête la croix de Jésus — faite en cheveux — et décore son corps avec des tatouages qui nous renvoient à un âge aussi lointain que celui d'avant-Christ. Onur avoue ne se reconnaître dans aucune religion. Il se targue d'avoir la sienne : celle de suivre son instinct. Faire de la politique n'est absolument pas sa tasse de thé. Mais il reste un bon fouineur de la presse, quelqu'un qui se donne du plaisir en tournant à la dérision tout ce qui se dit à la télé et s'écrit dans les journaux. « Ces gens qui nous gouvernent me dégoûtent, ils passent la plupart de leur temps à poser devant les caméras, à produire des tonnes de discours sans lendemain. On dirait un défilé de mode avec leur costumes coruscants », lâche Onur entre deux verres de vin local. Il trouve par exemple que les promesses du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan de préserver la laïcité turque sonnent le faux car on ne peut pas défendre une idéologie et son contraire. « S'il tient à la laïcité turque, pourquoi donc il envoie sa fille étudier aux Etats-Unis rien que pour qu'elle puisse porter le voile librement à l'université ? », relève-t-il. Les autres, les adversaires d'Erdogan et de son parti AKP, ne font pas mieux. « Ils passent leur temps à rabâcher la même chose, accusant, à tort ou à raison, les gens d'AKP de vouloir islamiser la Turquie sans pour autant donner un contre-projet de société. Que de la parlotte », dénote-t-il. S'il rejette le système de gouvernance, les pratiques des décideurs et leurs idées, Onur se plaît bien dans sa vie quotidienne qu'il partage, comme il le peut, avec sa petite amie Deniz, une jeune diplômée en cinématographie à la recherche d'embauche. A côté d'Onur, elle nous fait savoir qu'elle est en quête d'un emploi dans son domaine, en vain. « Cela fait plus d'une année que je suis à la recherche de cet emploi sans y parvenir. C'est un secteur très fermé. J'ai tenté ma chance aussi bien à Istanbul qu'à Ankara. Le résultat est le même. Pas de boulot pour moi. » Bonne vivante, Deniz rejoint ici tous les soirs son copain avec lequel elle noie son chagrin. « J'ai même tenté ma chance à Istanbul où il y a une multitude de boîtes aussi bien turques qu'étrangères activant dans le secteur de l'audiovisuel et dans le cinéma. Pas de chance. » Deniz ne semble cependant pas être déprimée. « Je ne compte surtout pas renoncer à la vie. » Elle est sûre d'elle et de ses capacités. « Avec un peu plus de persévérance, je finirai par l'avoir. En attendant, je continue à vivre. » Izret et Idil, qui vivent en concubinage depuis presque 4 ans, font partie des amis de Deniz et d'Onur. Ensemble, ils passent des nuits blanches à la belle étoile à raconter leurs mésaventures quotidiennes. Pour Izret, la politique est un « grand mensonge ». Mais dit préférer la laïcité dans laquelle baigne actuellement la Turquie que la religiosité de l'Etat et des affaires publiques. « Je ne veux pas changer mon mode de vie. Je préfère que ça stagne, que ça évolue dans le mauvais sens. Je ne veux surtout pas être obligée de mettre le voile », tonne Idil, laquelle avoue avoir voté lors des dernières élections législatives anticipées, le 22 juillet dernier, pour MHP, parti de l'extrême droite. « Je n'ai jamais imaginé qu'un jour je donnerai ma voix à ce parti dont le discours fait peur à plus d'un, mais pour moi celui d'AKP est terrifiant. » Ayant fait des études de médecine avant de les abandonner pour un cycle cours en droit commercial, Idil juge absolument négatif le bilan de cinq ans de règne d'AKP. « Les réformes introduites ont certes amélioré certaines choses notamment le service public. Mais elles ont été faites sur le dos des Turcs. Les gens au pouvoir ont vendu plusieurs sociétés publiques qui relèvent de secteurs stratégiques tels que celui des télécommunications de l'armée », relève-t-elle avec amertume. Idil redoute également qu'AKP fasse de l'Islam la religion de l'Etat. « On a entendu parler de l'installation de salles de prière au sein de l'ensemble des établissements étatiques et des administrations publiques. Une véritable entorse à la loi », fait-elle remarquer, se bourrant encore avec un cocktail inédit, un mélange de vodka, de vin rouge, de soda et de bière. La « bande » des quatre a pris l'habitude de créer de nouvelles formules en mélangeant différents breuvages. « Une fois, j'ai pris du whisky avec de la vodka, du coca-cola et du vin blanc. Le lendemain, je me suis fait laver l'estomac à l'hôpital car il a failli exploser », raconte Deniz. Idil reprend la parole et poursuit son idée sur AKP : « Depuis que ce parti est au pouvoir, il y a de plus en plus de femmes voilées et d'hommes barbus dans les rues d'Ankara, certes moins à Istanbul, mais dix fois plus dans les provinces. Cela aussi m'inquiète. Notre République fondée en 1923 sur la base de la séparation de la religion de l'Etat qui se veut démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l'homme et attaché au nationalisme d'Atatürk, risque d'être remise en cause, de s'effondrer dans le pot des islamistes. » Izret, quant à lui, a préféré s'abstenir lors des dernières élections législatives anticipées. Il estime qu'à part AKP qui se montre pragmatique, les autres partis semblent être en déphasage avec la réalité turque. « Si ce n'est pas son discours religieux et son essence islamiste, je lui aurais donné volontiers ma voix », note-t-il. Pour lui, le nationalisme prôné par la caste de l'extrême gauche ne tient pas la route dans le monde d'aujourd'hui, où les frontières ont tendance à disparaître et les cultures se vendre au-delà des frontières à travers l'import-export. « Je vous donne un exemple : la première boisson gazeuse qui se vend ici à Ankara est bien Coca-Cola, et malgré notre richesse gastronomique, le Mac Donald fait maintenant partie de nos habitudes nutritionnelles. » « Eux, ils veulent chasser les Etats-Unis de nos terres et toutes les firmes internationales. C'est absurde. On ne pourra pas vivre en autarcie. » Assis sur un carton à même le sol, béret bien vissé sur sa tête ronde, Ibrahim, un diplômé en électrotechnique, n'aime pas parler de son pays. « Ça m'écœure de parler de quelqu'un comme Devlet Bahçeli, président du MHP, ou de Deniz Baykal, du CHP. Je déteste Abdallah Gül et sa barbe poivre et sel. Leur seul souci est d'être au sommet du pouvoir. » Ibrahim dit être issu d'une pauvre famille kurde et avoir accompli ses études en faisant du commerce parallèle. « J'ai appris par cœur leur discours. C'est le même depuis que j'avais 16 ans. » A 28 ans, il n'arrive toujours pas à décrocher un emploi. « Partout où je vais, on me dit la même chose : attendez, on va vous contacter. » Aucun bureau de recrutement ni une entreprise n'a répondu, fulmine-t-il une bière à la main. Ibrahim résume le problème de la Turquie dans le culte de la personne. « C'est trop ! Atatürk est partout. Je reconnais ses sacrifices pour le fondement d'une Turquie démocratique, moderne et juste, mais le vénérer au point qu'on mette son nom sur tout et partout m'exacerbe. » Pour lui, le plus grand hommage qu'on puisse rendre à cette légende qui a lancé les bases d'une démocratie participative en Turquie est de faire de ce pays une République « forte par son peuple et pour son peuple ». Sur le même trottoir, on rencontre Cagla, un jeune étudiant en sciences économiques à l'université de Galatasaray, à Istanbul (unique université francophone établie par un traité international en Turquie). Queue de cheval et T-shirt avec l'effigie de Che Guevara, le jeune étudiant, qui vient de fêter son 21e printemps, adore écouter Bob Marley, Nesta Robert Marley de son vrai nom, ce chanteur de reggae décédé d'un cancer à Miami en 1981. Pour lui, c'est une légende. « Lorsque je l'écoute, je pense à ces milliers, voire millions de Turcs sans voix qui vivent dans le dénuement de la campagne. » Cagla dit avoir grandi dans une famille aisée et n'avoir donc jamais connu le visage de la misère. Il trouve la vie trop « injuste ». Il regrette qu'une certaine classe politique turque fasse tout pour faire remonter le sentiment raciste notamment vis-à-vis de la minorité ethnique kurde. Pour lui, le discours par exemple du MHP diabolise à outrance le parti kurde et loge à la même enseigne population et activistes. « La Turquie doit rester unie. Et ce n'est pas en prônant la haine qu'on va réussir à consolider cette union. » Il estime que les gens du AKP ont bien saisi cela et tentent d'intégrer davantage les Kurdes dans la vie politique et économique. Cagla voit par ailleurs d'un mauvais œil l'interférence de l'armée dans les affaires politiques quel que soit le motif invoqué. « Si la Turquie doit rester laïque, c'est au peuple de l'exprimer à travers l'urne. » Cagla reconnaît une certaine amélioration de la vie au plan socioéconomique. Mais il trouve que la chose politique va très mal. « La dure confrontation entre les laïcs et les gens d'AKP a fait renaître le sentiment ségrégationniste au sein de la société. La tension au sein des groupes sociaux monte et il suffit d'un rien pour qu'il y ait affrontement et tuerie. Par leur division au sommet, ils sont en train de miner la société turque. » Cagla craint l'aggravation des tensions. « Il nous faut un homme de consensus qui resserrera les rangs pour affronter le monde extérieur austère », souhaite-t-il. C'est aussi le vœu de nombreux autres Turcs qui cherchent une paix et une stabilité durables. En attendant, Onur, Deniz, Izret, Idil, Cagla et bien d'autres jeunes Turcs qui aspirent à une vie moderne, sans contrainte ni conflit, sirotent leur bière à ciel ouvert, priant pour que les nuages se dissipent de sitôt.