Une fois de plus, le g�n�ral Maurice Schmitt, qui a assum� r�cemment encore les charges de chef d��tat-major des arm�es fran�aises apr�s avoir �t� lieutenant tortionnaire � Alger durant la �Bataille d�Alger�, une fois de plus donc, ce sinistre personnage qui n�a rien perdu de sa haine, demeur� cramponn� � ses calomnies, est rattrap� par son pass� : un nouveau t�moignage le met � nu face � ses victimes. Cette fois, il s�agit de H.G. Esmeralda, une �Juive d�origine berb�re qui faisait partie d�un r�seau d�aide aux bless�s de la r�sistance alg�rienne�, arr�t�e le 6 ao�t 1957 puis tortur�e et intern�e dans un camp avant d��tre remise en libert� le 18 septembre 1957. Quelques mois apr�s, elle �crit � Paris son t�moignage dont des extraits sont publi�s dans des publications fran�aises. Concise et pr�cise, elle d�crit avec des d�tails bouleversants ce qu�elle a subi � l��cole Sarrouy o� elle a �t� tortur�e sous les ordres du lieutenant Schmitt. Ses propos convergent avec ce que nous avons recueilli � Alger aupr�s de rescap�s. Les techniques de torture, les m�thodes, les moyens, les pratiques d�intimidation sont rapport�s avec les m�mes d�tails, la m�me description. Esmeralda n�avait pas attendu l�ind�pendance de l�Alg�rie pour d�noncer en 1958 le lieutenant Schmitt, pour signaler �les noms des tortionnaires, des lieux de torture...�. La Commission de sauvegarde des droits et libert�s individuelles fut saisie par Esmeralda. Mais Schmitt et d�autres comparses resteront impunis. �Aujourd�hui, certains d�entre eux sont devenus g�n�raux, d�autres ont si�g� comme d�put�s europ�ens, d�autres encore coulent une vie paisible�, �crit Esmeralda en avant-propos de son ouvrage. Pourquoi Esmeralda a-t-elle d�cid� de republier son t�moignage ? Elle r�pond ainsi : �Tout d�abord, un terrible �c�urement devant une certaine France, donneuse de le�ons � toutes les nations et paradant au nom �des droits de l�homme� elle qui n�a cess� d�occulter ses d�rives naus�abondes, telles que la collaboration, la milice, la d�lation... Autre p�riode enterr�e, celle de la guerre d�Alg�rie � la �sale guerre�, o� tant de jeunes appel�s moururent pour d�fendre les int�r�ts de puissants colons et qui r�v�la une barbarie d�un genre particulier, �la barbarie � la fran�aise�. (...) L�autre raison qui m�a pouss�e � reprendre ce r�cit tient � des faits r�cents survenus dans les banlieues fran�aises (...)�. Sans r�ussite, nous avons tent� de rencontrer Esmeralda par le biais de son �diteur (qui a eu l�amabilit� de nous permettre de publier un passage de l�ouvrage). Nous d�sirions l�interviewer. H�las, cinquante ans apr�s, elle craint encore les repr�sailles de ses tortionnaires. B. M.
D�cembre 1957 �Que l�on excuse certaines impr�cisions de ce r�cit, seule ma m�moire t�moigne. Tous ces d�tails, ceux d�une situation extr�me, dont on se souvient toujours avec �motion, �branleront peut-�tre les incr�dules. Mes propres souffrances ne sont rien aupr�s de celles endur�es par d�innombrables d�tenus. Beaucoup sont morts et ne pourront raconter. Ce r�cit t�moigne aussi pour eux. Il d�nonce les malfaiteurs. Dans une �cole C�est un matin que des jeunes gens en civil m�appr�hend�rent. Le 6 ao�t, j�emmenais ma fille � la garderie. Vers 8 heures et demie, apr�s un bonjour au portier de l�h�pital o� je travaillais comme infirmi�re, je me dirigeais vers le laboratoire. On m�interpella alors : me retournant, j�aper�us un grand jeune homme brun, maigre et vo�t�, qui m�appelait. Je ne m�arr�tai pas, saisie d�une mauvaise intuition. Il me rejoignit vivement. Je d�clinai mon nom d��pouse, il fut un moment d�sorient�, puis, changeant de ton : �Suis-nous ! On a quelques renseignements � te demander !� Je me rappelai ce que le journal Le Monde avait relat� : �Des �tudiants emmen�rent le buraliste Ch. gr�ce � de fausses cartes de police. Ils le tortur�rent � mort, puis jet�rent son corps dans un oued...� Je refusai cat�goriquement de suivre cet inconnu. Deux autres jeunes gens m�encadr�rent alors. Me tirant par les bras, ils m�entra�n�rent au dehors. Loin de s�attrouper, les employ�s de l�h�pital passaient press�s et silencieux. A Alger, la terreur �tait telle que beaucoup pr�f�raient ne rien voir, ne rien entendre ! Tra�n�e vers une fourgonnette 4CV gris clair, j�eus le temps de crier mon adresse au portier, et � quelques visages amis, d�compos�s. Dans l�auto, l�un des trois hommes sortit un revolver, et me le montrant : �Ce n�est pas la peine de tenter de fuir, tu n�irais pas loin !� Puis il ajouta : �Nous sommes des paras, te voil� fix�e !� Si je me doutais des raisons pour lesquelles on m�emmenait, j�ignorais encore o�. J�observais le visage de ces hommes taciturnes, tout pr�occup�s de retrouver leur chemin dans les rues d�Alger. A vive allure, l�auto s�engagea dans les tournants Rovigo, et � mon grand �tonnement s�arr�ta devant une �cole que je connaissais bien : l��cole Sarrouy, rue Montpensier, en plein centre de la ville. Toute mon enfance, j�avais fr�quent� l��cole de filles mitoyenne. Devant la porte se tenaient plusieurs B�rets rouges dans leur uniforme de parachutistes. En entrant, je remarquai le regard effray� et fuyant de la concierge. Le soleil baignait en ce mois d�ao�t une partie de la tr�s petite cour entour�e de salles de classe. L��cole paraissait s��veiller. Il r�gnait un grand d�sordre, des paras allaient et venaient en tenue n�glig�e : en slip gris, pieds nus, torse nu ou en tricot de peau. A ma vue, ils lanc�rent quelques plaisanteries grossi�res. En un tel moment, en d�pit de la panique, un reste de sang froid d�cuplait mes facult�s mentales. J�enregistrais absolument tout ce qui se passait autour de moi avec une sorte d�automatisme, mes id�es se bousculaient. Mon esprit courait au rythme du gibier pourchass�. On me fit d�poser mon sac dans une vaste classe, o� s�entassaient d�autres sacs et de nombreux portefeuilles. Plusieurs paras le vid�rent devant moi, tandis que l�on notait mon identit�. Puis, toujours encadr�e, on me fit monter un �tage. Na�vement, je demandai alors � t�l�phoner chez moi afin que ma famille apprenne ma situation et s�occupe de mon enfant. Le mot t�l�phone fit sourire mes gardiens : �Tu en verras un dans un moment !� Sur le palier �troit qui reliait deux classes, j�attendis l�interrogatoire. Mes yeux fixaient le sol, je vis alors � mes pieds, sur le carrelage, quelques gouttes de sang s�ch�. La porte vitr�e d�une classe s�ouvrit. Une voix dit : �Faites-la entrer.� Quatre hommes debout, torse nu, en cale�on court, gris clair, et pieds nus, s�affairaient dans la pi�ce. Au milieu, un grand tableau noir �tait recouvert de photos, dates, articles d�coup�s. Je reconnus les visages de patriotes arr�t�s, d�j� vus dans la presse. Tout en bas, le portrait de H. (1) soulign� d�un grand point d�interrogation, elle mourut plus tard aux c�t�s d�Ali la Pointe, sous les d�combres d�une maison de La Casbah. L�un des hommes, le lieutenant Schmitt, (2) grand brun � lunettes, d�environ 35 ans, se tenait debout derri�re une longue table. Il exposa directement le sujet : �Voil�, il y a ici quelques lignes sur vous, tr�s courtes mais pr�cises. Vous allez nous �clairer si vous le voulez bien.� On me fit asseoir. Schmitt (2) lut le texte. Le lieutenant Fl. (3) de taille moyenne, l�g�rement chauve, le visage triangulaire aux yeux bleus exorbit�s, fit remarquer d�une voix doucereuse, comme s�il parlait en ma faveur, qu�en effet, le passage �tait fort court. Devant leurs accusations, mon expression �tonn�e ne les d�routa pas. Elle sembla, au contraire, les d�cider � employer d�autres proc�d�s. Schmitt fit un petit signe aux deux hommes dans mon dos. Aussit�t, on me fit lever. L�un d�eux, petit, mince, aux traits r�guliers, blond avec d�immenses yeux bleus, saisit ma main droite, il pla�a un fil �lectrique autour du petit doigt, un autre enroul� � l�orteil de mon pied droit. Interdite, je restais muette, je n�aurais jamais cru en venir si vite � la torture. Il s�assit sur un tabouret, puis, pla�ant une magn�to sur ses genoux, il m�envoya les premi�res d�charges �lectriques. Froidement, les deux lieutenants suivaient l�op�ration. Les premi�res secousses furent telles que je tombai � terre en hurlant. J�aper�us dans un brouillard des visages de paras coll�s aux vitres de la porte aux premiers cris, ils s��cart�rent vivement. Dans un coin de la pi�ce, un civil, B., qui, en entrant, j�avais pris pour un d�tenu, bien qu�assez gras, r�p�tait : �Laissez-moi faire ! Avec moi elle parlera vite ! Je m�occuperai d�elle avec grand plaisir...� J�appris plus tard que B. (4) �tait un mouchard bien connu dans La Casbah et qu�il a d�ailleurs �t� mortellement ch�ti�. Il semblait redoubler de z�le. Le para blond continuait � m�envoyer des d�charges, bien que je sois d�j� tomb�e � terre. Le lieutenant Fl. ordonna que l�on me rel�ve. Le quatri�me para, trapu, au front bas et au cr�ne ras�, me remit sur mes pieds, et tandis qu�il me tenait un bras, je recevais le courant sans qu�il paraisse lui-m�me le ressentir � mon contact. Le lieutenant Schmitt dirigeait l�interrogatoire. D�un signe de la main, il ordonnait aux bourreaux de poursuivre ou de stopper, reprenant toujours la m�me question : �Connais-tu ce R.S.� ? La douleur indescriptible que le courant causait dans mon corps me faisait hurler. Je souffrais en plus de ne pouvoir ma�triser mes membres, secou�s par les d�charges. Je tournai mon regard vers l�homme qui tenait la magn�to, car c��tait de lui que provenait directement la douleur. �Ce n�est pas la peine, dit-il, tu ne m�attendriras pas !� Ses yeux brillaient de mani�re �trange. Il travaillait en souriant l�g�rement. Son visage �tait de ceux que l�on ne peut oublier : ses traits r�guliers et sa blondeur le faisaient ressembler � un ange, �l�ange de la mort�. Visage de cauchemar. Je tombai plusieurs fois et continuai � nier, m�en tenant � mes explications. Enfin Schm. (2) ordonna qu�on m��te les fils �lectriques � la main et au pied. �Votre alibi tient. Vous pouvez avoir soign� R. S. dans les services de l�h�pital. En effet, il a �t� hospitalis� un temps. Mais vous pourriez tout aussi bien l�avoir connu autrement. Venez !� Il m�entra�na au fond de la pi�ce, s�assit � mes c�t�s ; un rideau nous dissimulait. J�entendis alors un homme entrer. On lui posa plusieurs questions � mon sujet. Je ne reconnus pas sa voix. Les r�ponses de l�homme tendaient toutes � m�accabler, il alla m�me jusqu�� affirmer s��tre rendu un jour au domicile de mes parents ! Pour en finir avec la torture, inventait-il ces mensonges, ou �tait-ce un pi�ge de mes inquisiteurs ? Je continuai � nier, puis, apr�s m�avoir montr� plusieurs photos d�inconnus, l�on me fit sortir de la classe. Je marchais difficilement et respirais mal. On m�aida � redescendre. Ils me conduisirent dans une vaste salle s�par�e en deux : plusieurs tables accol�es supportaient d�innombrables fiches, et sur la droite, des rideaux kaki cachaient plusieurs lits de camp, cinq � six, isol�s entre eux par des tentures. L�, devaient probablement dormir certains paras. lll On me poussa sur un des lits de camp et l�on tira un rideau. Je me retrouvai seule. Un ami m�avait bien dit : �On torture en plein centre d�Alger, en pleine Casbah, � deux pas de nos habitations.� Je revois son regard �pouvant�. Ainsi, mes parents affol�s me cherchaient, et j��tais l�, tout pr�s, et ils ne pouvaient rien pour me sortir de cet antre ! Respirant tr�s p�niblement, j��cartai le rideau, m�adressant � un para occup� devant quelques fiches, je demandai un m�decin. �Qu�est-ce qu�on t�a fait ? me dit-il, l�air blas�. Le t�l�phone ou la g�g�ne ?� Je lui relatai l�interrogatoire. �Ah ! C�est rien, une petite s�ance de t�l�phone, c�est bon pour les rhumatismes ! La g�g�ne, c�est autre chose, mais c�est un peu fort pour les femmes...� J�appris donc � me familiariser avec ce vocabulaire macabre ! L�infirmier vint. �Il n�y a plus de m�decin ! Il y en avait un, mais on l�a fait dispara�tre�, m�annon�a-t- il. Un petit sourire en coin, il me fit une injection de solucamphre. On m�amena du caf� chaud, puis on me laissa. Je suivis alors derri�re ce rideau tous les va-et-vient de la classe. Des femmes, des hommes, des enfants venus de l�ext�rieur qu�mandaient des nouvelles d�un parent disparu, ou bien justifiaient peureusement le voyage d�un membre de leur famille. Les femmes et les enfants paraissaient les plus nombreux. Tous ces habitants de La Casbah semblaient comprendre en effet qu�il �tait dangereux pour un homme valide de p�n�trer dans ce repaire. On envoyait la femme, la s�ur ou la petite fille. Les enfants adoptaient un ton d�cid� et rus� � la fois. Que de maturit� dans la fa�on dont ils s�adressaient aux paras ! L�un � un moment se mit � hurler : �Ton fr�re est en Kabylie, et pourquoi ?! Pour aller rejoindre les fellagas ! Tu as bien une t�te de fellagas, toi-m�me ! J�ai bien envie de te garder ici, voir un peu ce que tu nous caches !� S�ensuivit un silence �pouvant� de la personne interpell�e. Tous ces gens entraient et ressortaient encadr�s par deux paras, ainsi ils ne pouvaient apercevoir les d�tenus. A un moment, quelqu�un cria : �Qui a laiss� repartir cette femme toute seule ?!� Et une terrible dispute s�ensuivit entre sentinelles. La matin�e se passa ainsi en comptes rendus soumis et longues suites de plaintes : �Mon mari a disparu depuis trois mois�, etc. Le rideau s��carta et le lieutenant Fl. (3) parut. Il vint s�asseoir pr�s de moi, devisa un moment de choses et d�autres. Je compris qu�il voulait, par la douceur, poursuivant ainsi son r�le protecteur du matin, recueillir quelques confidences. �Ah ! me dit-il, nous agissons comme les Boches, n�est-ce pas ? Oui, si on veut, mais pas tout � fait encore�. Il me prit la main. �Vous avez une petite fille ? Moi j�ai deux enfants aussi�. Puis, brusquement : �Connaissez-vous une �tudiante en pharmacie ?� Je r�p�tai ce que j�avais dit le matin. Un lourd silence tomba entre nous, hostile, o� il oubliait de ruser. Je lui montrai l�auriculaire de ma main droite. �Allez-vous recommencer ?� Il se leva sans me r�pondre et sortit de la pi�ce. L�apr�s-midi fut long. Ecras�e par la chaleur accablante, j�essayais de ne penser � rien, de calmer mon angoisse, m�attendant � tout moment de repasser � l�interrogatoire. Tard dans la soir�e, la salle de classe �tait d�j� �clair�e, ce fut le para au cr�ne ras� qui vint me chercher. Sa seule apparition silencieuse � il se tenait pieds nus, torse nu et en slip � r�veilla aussit�t en moi les douleurs physiques du matin. �Allez !� Il m�aida � monter les marches, tout mon sang paraissait fig�. Dans l�escalier, un spectacle tragique m�attendait, comme pour me pr�parer � ce que j�allais vivre : deux hommes descendaient un corps inanim� sur une civi�re. Mon gardien m�ordonna : �Tourne-toi face au mur, c�est pas un spectacle pour toi !� Rien ne m��chappa cependant : le visage bl�me du supplici� et, dans l�entreb�illement de la porte de la salle d�interrogatoire, les seaux d�eau d�vers�s au pied d�une grosse machine en bois � manivelle, d�j� aper�ue le matin. D�s que j�entrai, instinctivement je cherchai des yeux l�homme � la magn�to et les appareils... tout �tait-il d�j� en place ? On me dirigea vers le fond de la classe. Le lieutenant Schm. discutait devant un plan de ruelles accroch� au mur, avec un homme en civil, dont j�appris plus tard le nom. L. de la DST. Tr�s grand, dans les deux m�tres, la quarantaine, brun, les cheveux fris�s et le teint basan�. Il s�avan�a vers moi. �Laissez-la-moi ! leur dit-il. Nous allons nous entendre !� Il me fit asseoir sur un banc d��colier et, s�installant en face, il me braqua une lampe �lectrique : �Mon petit, je veux essayer de te sauver. Il vaut mieux que tu avoues tout de suite... Allons, nous sommes de m�me origine, tu peux me faire confiance ! Allez, ne me cache rien !� Il continua sur ce ton, et je le laissai parler, lan�ant de temps � autre de vagues r�pliques, tout en r�fl�chissant. J�avais milit� dans un r�seau m�dical clandestin depuis � peine huit mois, et si la torture m�obligeait � c�der, je comptais limiter ce temps � trois mois, et en dernier ressort ne citer que des militants d�j� emprisonn�s. Devant mon obstination, L. s�impatientait. Il transpirait abondamment, les yeux rougis. Puis, d�un bond, il se leva. Derri�re moi r�gnait une certaine animation ; j�aper�us B. puis Schm. et les deux bourreaux. L�homme � la magn�to s��tait d�j� install� sur son tabouret. On tourna mon banc vers lui. L. hurla : �Tant pis pour toi, et si �a ne suffit pas, nous te mettrons nue, enti�rement nue, tu entends ? Ce sera au bout des seins qu�on placera les �lectrodes !� On m�attacha au dossier de ce banc d��colier, un banc o�, � pr�sent, deux jeunes enfants, deux Alg�riens apprennent le fran�ais. A nouveau, on brancha les fils �lectriques au petit doigt de ma main droite et � l�orteil de mon pied droit. Le para qui, le matin, semblait insensible au courant tira mes cheveux en arri�re et m�appliqua un b�illon sur la bouche. Puis il aspergea d�eau ma main et mon pied droit, afin que le courant passe mieux... L. fit un signe de la main ; aussit�t je ressentis une horrible br�lure dans tout le corps. Le b�illon �touffait mes hurlements. L. me lan�a : �Quand tu auras quelque chose � dire, tu l�veras le petit doigt !� Les d�charges se succ�daient, leur intensit� me paraissait beaucoup plus forte que lors de la s�ance du matin. Une douleur atroce, intol�rable. Je r�sistai un bon moment, mais n�en pouvant plus, je levai le petit doigt, la mort dans l��me, songeant surtout � gagner un r�pit. L. m��ta mon b�illon, me posa une question, mais � nouveau je ne r�pondis pas, et les d�charges reprirent. Le petit homme � la magn�to, redoublant de f�rocit�, criait : �C�est une salope, elle nous fait perdre notre temps ! Elle ment ! Elle ment !� Je transpirais et hurlais en pleurant. La transpiration causait � ma main droite une nouvelle douleur plus aigu�. Le b�illon m��touffait car l�homme me l�avait remis sur le nez, tirant violemment ma t�te en arri�re. L. parlait, mais je ne percevais plus rien, le corps secou� de courant. Plus que tout, je souhaitais perdre connaissance, dans l�espoir qu�inanim�e, la douleur ne me poursuive plus... et je me laissai aller. Mais ce fut pire, le courant s�installait en ma�tre dans mon corps, le br�lant davantage. Je criai : �Arr�tez ! J�ai soign� R. S. !� mais ils ne s�arr�taient pas pour me punir d�avoir menti. Me punir de leur avoir fait perdre un temps pr�cieux. Me punir d�avoir soign� un fellaga. Je maudissais int�rieurement cette honteuse faiblesse qui m�infligeait de nouvelles souffrances. Plus tard, j�appris au camp que la premi�re faiblesse faisait que nos tortionnaires ne nous l�chaient plus, voulant toujours en savoir davantage. Le jeune para blond abandonna sa magn�to aux mains de B. qui utilisa toutes ses capacit�s de mouchard, se vengeant ainsi des regards de m�pris que je lui avais lanc�s le matin. Je dis � L. : �Cet homme va me tuer si vous le laissez faire.� Soudain, surgit le capitaine Ch. Il entra une seconde pour contempler la sc�ne et il lan�a en ressortant : �C�est encore une histoire de fesses.� J�essayai vainement de justifier mes soins � R. S. par des raisons humanitaires. Le lieutenant Schm., que toute justification politique mettait hors de lui, tint � actionner la magn�to lui-m�me. �Alors, tu es une jeune communiste ? Eh bien, je vais te montrer ce qu�ils m�ont fait tes petits copains d�Indochine !� Et saisissant l�appareil des mains de B., il m�envoya plusieurs d�charges accompagn�es de venimeuses tirades sur les communistes, le FLN, les maquisards... L. reprit ensuite l�interrogatoire. Il me questionna en vain sur mon mari, mes fr�res, tous d�j� emprisonn�s, sur la disparition d�un stock de m�dicaments de l�h�pital, questions appuy�es de violentes d�charges. Epuis�e, je r�agissais mal. Je remarquai pourtant qu�en me contractant fortement, la douleur s�amenuisait. A ce moment, le capitaine Ch. reparut : �Arr�tez, leur dit-il, vous la reprendrez demain ! Attachez-la tout de suite au dossier d�un banc !� Tandis que l�on m�emmenait, L. me cria : �Demain � huit heures, ma petite, nous nous retrouverons ! Tu as toute la nuit pour r�fl�chir !� Ce n�est qu�au camp de Ben Aknoun qu�une d�tenue qui soupait avec les lieutenants au centre de torture � certaines d�tenues enti�rement � leur merci, partageaient leur repas � me rapporta la phrase de Schm. : �Elle a eu son compte, la petite A. 220 volts d�affil�e pendant trois quarts d�heure !� On me conduisit dans une salle commune. La classe �clair�e faiblement comprenait tout au long de trois de ses murs des hommes allong�s, serr�s les uns contre les autres. Il n�y avait qu�un seul banc d��colier install� au fond, du c�t� du quatri�me mur, pr�s de la porte de la classe. On m�y attacha avec des lani�res de cuir. Une sentinelle gardait l�entr�e, assise jambes �cart�es, mitraillette sur le ventre. Seule femme sur ce banc, isol�e au fond de cette classe, j�avais l�air d�une institutrice qui n�aurait plus eu pour l��couter que des corps couch�s � m�me le carrelage, recroquevill�s et serr�s les uns contre les autres, vestes sur les visages. Quelques t�tes se soulev�rent une seconde, �tonn�es � la vue d�une femme, puis retomb�rent avec une immense lassitude. Une ampoule tr�s haute jetait sur nous une lueur blafarde, pr�tant aux murs d��tranges dimensions, et donnant � cette salle commune l�aspect d�une fosse. Je touchais ici l�enfer. Ce que j�avais subi dans une m�me journ�e n��tait rien aupr�s de ce que tous ces hommes allong�s avaient endur�. Pendant les trois jours et trois nuits qui suivirent, je vis mourir deux d�entre eux ; j�assistais � la r�animation d�une toute jeune fille de dix-sept ans ; j�entendais continuellement les hurlements d�hommes et de femmes provenant du premier �tage, masqu�s sous d�odieux airs de danse amplifi�s par des hauts-parleurs. L�enfer, par ce terrible mois d�ao�t o� la chaleur moisissait nos corps, ce fut cet ensemble hallucinant de g�missements, de visages martyris�s, de corps agonisants, face aux regards cyniques d�hommes saouls frappant et injuriant. Notes Les notes ci-dessous ne figurent pas dans l�ouvrage. (1) : Il s�agit de la martyre Hassiba Ben Bouali. (2) : Il s�agit du lieutenant Schmitt devenu plus tard g�n�ral et chef d��tat-major des arm�es fran�aises. Le pouvoir fran�ais ne pouvait pas ignorer ses agissements puisque son nom ainsi que �les noms des tortionnaires, des lieux de torture, de certains d�tenus martyris�s ont donc �t� m�ticuleusement recueillis par cette commission�, c�est-�-dire la Commission de sauvegarde des droits et libert�s individuels d�s 1959. (3) : Il s�agit du lieutenant Fleutiaux devenu colonel qui sera un des t�moins � d�charge qui a t�moign� devant la cour d�appel de Paris en faveur de son complice Schmitt. Des dizaines de rescap�s de l��cole Sarrouy t�moignent des tortures appliqu�es contre eux par l�ex-lieutenant Fleutiaux. (4) : Il s�agit du tristement c�l�bre Babouche, un mouchard, un tra�tre qui s��tait mis au service de l�arm�e fran�aise coloniale. Il n�aura pas �t� le seul. Ces tra�tres commun�ment appel�s �les bleus� ont notamment �t� utilis�s par le capitaine L�ger dans l�op�ration �bleuite� (nous y reviendrons) Cependant, il y a lieu de relever que ces tra�tres avaient �t� des militants de l�ind�pendance nationale avant leur arrestation. Soumis � d�atroces tortures, ils ont �t� �retourn�s�. (5) : Il s�agit du capitaine Chabanne.