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LETTRES D'ESPOIR
Tombe, tombe la pluie ! Par Ma�mar FARAH [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 11 - 05 - 2006

Omar l�Indochine l�ve la t�te en maugr�ant : �Oui, il n�y a pas de doute : c�est la pluie.� Il ramasse une poign�e de terre sableuse qu�il montre au vieux sage du douar :
�Ammi El Hadj, cette bonne vieille terre qui part en poussi�re, ce sol malade, vont enfin recevoir le m�dicament qui va les soigner ! L�eau du bon Dieu��
El Hadj s�appuie longuement sur sa canne et ses yeux s�attardent sur un nuage de poussi�re soulev� au lointain par une voiture fon�ant sur la piste. C�est certainement Khelil le clandestin au volant de sa 404 brinquebalante� Aussi loin que porte le regard, c�est la m�me �tendue herbeuse et rectiligne, une mer verte ondulant sous les rafales du vent. Au fond, bien loin, les lignes abruptes des montagnes rocheuses de Kef Mkhiriga et Mesloula zigzaguent dans un ciel charg� de lourds et sombres nuages. La piste qui �tait roulante jusque-l�, s�emballe � l�approche des ruines romaines que quelques touristes en mal d�exotisme viennent visiter de temps � autre. En attendant que le minist�re du Tourisme daigne envoyer un guide qualifi�, ils continueront � �couter les fadaises du gardien qui dit n�importe quoi � propos des Romains ! Son pr�d�cesseur, conteur chevronn�, savait nous retenir avec ses histoires abracadabrantes sur nos anc�tres ; des �tres hors du commun � des g�ants mesurant trois m�tres, disait-il, tr�s s�rieux� Quelques gouttelettes de pluie ruissellent sur le parebrise de la vieille 404. La pluie, enfin ! Attendue depuis des semaines par les agriculteurs, elle semble finalement se d�cider � rendre visite � cette r�gion c�r�ali�re qui en a tant besoin. Apr�s une bonne pluviom�trie en automne et au d�but de l�hiver, les choses se sont g�t�es quelque peu, avant de devenir cruellement inqui�tantes ! Au point o� le spectre d�une nouvelle s�cheresse n�est plus � �carter. Dans ces zones o� les quantit�s de pluie sont souvent insuffisantes, la s�cheresse n�est pas une inconnue. Trois ann�es sur quatre, elle rend visite aux paysans qui essayent par tous les moyens de la repousser, utilisant pour cela tous les rites possibles et imaginables. Mais ils savent que si la pluie ne tombe pas en avril ou, au plus tard, d�but mai, c�est foutu. Et c�est reparti pour un autre cycle de la mis�re, une autre ann�e noire faite de privations et de d�prime. Rien qu�� voir les visages des passants dans les rues des villages, on devine si c�est une bonne ou mauvaise ann�e. C�est que l�agriculture fait vivre, directement ou indirectement, tout le monde. De l��picier au boucher, du menuisier au plombier. Les ann�es de r�colte abondante se reconnaissent non seulement par une bonne pluviosit�, mais aussi par sa bonne r�partition. Les moments o� la terre a besoin d�eau sont connus par tous les habitants de ces zones qui se mettent alors � surveiller attentivement le ciel, comme si leur vie �tait suspendue � ces nuages insignifiants. Tous les sujets de discussion tournent autour de la pluie. On en parle dans les caf�s, les r�unions publiques et priv�es, les souks, les rencontres sportives et m�me chez les femmes au hammam. Ces derni�res ont une attitude curieuse et tranch�e par rapport � cette question. Si elles sont c�libataires, elles souhaitent de tout leur c�ur qu�il pleuve pour que la r�colte soit bonne. Si elle est bonne, le fianc� se d�cidera enfin et l�on fera une grande f�te. Pour les femmes mari�es, et notamment pour les plus �g�es, c�est un v�ritable dilemme. La bonne r�colte et ses sous � gogo am�lioreront l�ordinaire et permettront de finir la maison ou d�acheter quelques bijoux que l�on exhibera aux f�tes de l��t� ; mais en m�me temps, ces pauvres �pouses savent que c�est g�n�ralement en p�riode d�opulence que les maris prennent une seconde femme ! Us�es par les couches successives et les travaux domestiques, ratatin�es par l��ge et les mauvaises conditions de vie, elles ressemblent � des �paves que les �go�stes de maris jettent � la premi�re occasion pour garnir leurs lits de chair fra�che. Ainsi sont r�compens�es ces �pouses et ces m�res qui ont tant donn� � leurs familles. J�en ai vu quelques-unes, bien p�les et � bout de souffle, abandonn�es dans des chambres froides et tristes, au fond des cours livr�es aux herbes folles. Elles n�ont plus personne pour les secourir ; personne pour leur parler, pour les �couter, pour les aider � survivre. Au bord de la famine, elles sont sujettes � des maux divers, parfois � des infections graves mais elles ne peuvent se soigner, faute de moyens. Quand elles trouvent de l�aide, elles finissent dans la salle impersonnelle et crasseuse d�un h�pital rural, esp�ce de gros mouroirs o� l�indiff�rence le dispute � l��go�sme. Alors, il faut comprendre la r�action de Barkahoum lorsqu�elle prie le ciel de chasser la pluie. Elle sait que son mari, un chaud lapin encore bien sur ses jambes, attend la moindre occasion pour ramener une jeune femme � la maison. C�est pourquoi elle n�aime pas la pri�re de l�Istiska ! Pourtant, sa voisine, qui vient souvent prendre le caf� de l�apr�smidi chez elle, essaye de la raisonner. Se peut-il que l�on soit contre le bien collectif pour de si futiles raisons ?
�Futiles ? r�pond Barkahoum. Mais sais-tu ce que c�est que de recevoir une seconde femme � la maison. Une plus jeune, plus belle, en bonne sant� qui aura tout l�amour de l�homme de ta vie. Une qui deviendra la v�ritable ma�tresse de maison. Une qui prendra les commandes de ce navire que j�ai b�ti de mes efforts et par mes sacrifices et que j�ai guid� � travers les mers houleuses et les r�cifs p�rilleux ? Et moi, que vais-je devenir ? Une �pave totalement � la merci de l�autre ! Rester dans l�indignit� ou partir et mourir � petit feu� Les enfants ? Qui va me secourir ? D�autres femmes m�ont pris mes deux gar�ons et je n�ai pas une seule fille� Ah, si j�avais une fille��
Elle sombrait alors dans une profonde tristesse et ses yeux se remplissaient d�un chagrin aussi gros que les lourds nuages qui avancent maintenant vers le douar. Dehors, les hommes continuent de papoter en scrutant le ciel. Viendra, viendra pas ? Le vieux Hadj Slimane, en parfait connaisseur des choses du climat, avertit :
�Si cette grosse masse noir�tre qui vient du sud passe par la montagne, adieu la pluie ! Cela fait soixante-dix ann�es que j�observe le mouvement des nuages ici. Pour qu�il pleuve, il faut que �a vienne de l�ouest ou alors que les vents dirigent les nuages vers nos terres ! �
Les plus jeunes se taisent. Peut-on parler devant Hadj la Science ? Mais tout le monde partage la m�me inqui�tude. Si la pluie ne tombe pas cette semaine ou la suivante, c�est foutu. Autant arr�ter de r�ver � la bagnole neuve, au mariage de la petite ou au voyage en Tunisie. La voiture stationne. Les gosses accourent. Les vieux observent les gouttelettes sur le pare-brise. La Science demande au chauffeur :
�Par o� es-tu pass� ?�
Oui, c�est bien �a, il vient de la montagne. L�-bas, il pleut. Mais � quoi bon ? Les visages sont d�faits. Encore une fausse alerte. Les touristes s�engouffrent dans un minicar qui d�marre en trombes, soulevant un �pais nuage de poussi�re. La poussi�re, rien que la poussi�re�
- Dans dix ann�es, �a va �tre le Sahara !
- Y a-t-il une solution ? demande Omar l�Indochine
- Il n�y en a pas ! Ils ont massacr� le climat et nous n�avons rien fait pour r�cup�rer toutes ces eaux qui s�en vont b�tement � la mer�
L�appel du muezzin monte soudainement de la petite mosqu�e sans minaret. Vieux et jeunes quittent les lieux pour la pri�re d�el-Asr. Omar l�Indochine se retourne une derni�re fois avant de s�engouffrer dans la salle de pri�re. La pluie, oui, c�est la pluie ! Une averse extraordinaire qui d�gringole du ciel comme un immense et �pais rideau ! Il pleut enfin ! Il dit n�importe quoi, la Science. La pluie va sauver le douar. Et il pourra enfin acheter cette Mazda qui le fait r�ver. Et peut-�tre m�me demander la main de la jeune Toumia ! Barkahoum finira par comprendre�
M. F.
P. S. : En principe, il ne reste que cinq �P. S.� � r�diger... Cinq modestes paragraphes pour redire notre admiration, notre soutien et notre reconnaissance au journaliste professionnel et � la meilleure plume d�Alg�rie s�questr�e dans une cellule froide. En attendant, prions pour que tout se passe bien et que le c�l�bre prisonnier d�El Harrach retrouve sa libert� � la date pr�vue� Il a assez souffert comme �a. Lui, ses parents, son �pouse � Fatiha Courage � et ses enfants. Tous ont besoin de souffler avant de retrouver une vie normale�


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