L'eau glacée mordit les doigts de Khalida quand elle les plongea frileusement dans la bassine pour tâter la température. La jeune écolière qui s'y attendait un peu comme chaque matin fit la grimace, puis ferma les yeux et s'aspergea la figure en frissonnant avant de rentrer rapidement à la maison. Khadidja s'essuya le visage et les mains puis prit place près du kanoun entre une de ses grandes sœurs qui faisait le service et sa mère qui lui réchauffait ses bottes en caoutchouc. Ces dernières, une fois démunies du mince molleton qui garnissait l'intérieur, à cause des frottements et de l'usure, devenaient de véritables glacières. Chaque matin, pendant que la fillette prenait son café, sa mère lui réchauffait les bottes en introduisant à l'intérieur des braises et en les agitant dans tous les sens. C'était le moment où elle profitait le plus de la chaleur du kanoun. L'espace d'un moment, elle était bercée par cette fausse quiétude qui lui procurait une sensation éphémère de bien-être, avant d'enfiler, non sans quelques difficultés, ses bottes bien chaudes qui lui allaient de moins en moins. Un fichu en laine bien serré autour de la tête et un sac de toile verte décolorée lui servant de cartable, en bandoulière au-dessus d'une pèlerine noire, Khalida quitta le logis familial puis prit le chemin de l'école au moment où quelques autres enfants du haouch en faisaient autant. Le froid vif de ces singulières matinées d'hiver devenait plus mordant au contact de l'air glacial venu des hautes montagnes enneigées de Chréa. Le chemin de terre allant du haouch à la grande route qui menait de Baraki à Sidi- Moussa en passant par le petit bourg de Saint-Raphaël, baptisé à l'indépendance Bentalha, était boueux et plein de flaques d'eau gelées. Aux profonds sillons laissés par les roues des charrettes s'ajoutaient une multitude d'empreintes faites par les bêtes et les pas des écoliers. Ceux qui ne faisaient pas attention risquaient facilement de voir leurs pieds s'enfoncer jusqu'aux chevilles dans une gadoue aussi collante que glacée. Alors, la tête enfouie jusqu'aux oreilles dans le col relevé d'une veste ou d'un paletot pour les garçons, ou recouverte d'un quelconque châle en laine pour les filles, les enfants progressaient lentement, à la queue leu leu, sur le côté le plus ferme du chemin. Un peu penchée en avant pour ne pas laisser trop de prise au vent glacé qui lui cinglait la figure, elle avançait en claquant des dents. Tout en marchant, elle martelait le sol de ses bottes pour faire revivre un peu ses pieds dont elle ne sentait plus les orteils. Parce qu'elle ne se mouchait pas et que son nez était bouché, elle respirait souvent par la bouche. L'air qu'elle exhalait se transformait très vite en une masse de vapeur blanchâtre avant de disparaître. Par moment, elle avait l'impression que les morsures du froid lui pénétraient jusqu'aux os. Tous les dix à quinze pas, elle sortait une de ses petites mains de sous la pèlerine, puis se frottait énergiquement le nez et vérifiait que ses oreilles étaient bien à leur place sous le fichu qui lui enserrait la tête. Pour se donner du courage et oublier un peu le gel elle pensa successivement à ses lectures de la semaine, notamment la triste histoire de la «petite vendeuse d'allumettes» et le conte de la courageuse chèvre de Monsieur Seguin d'Alphonse Daudet. Quelques enjambées plus loin, elle finit par réciter pour elle-même la fable de la Cigale et la Fourmi qu'elle avait apprise par cœur la veille... Ces froides matinées étaient généralement accompagnées d'une persistante pluie, fine et glacée, qui trempait tout et pénétrait partout. Regorgeant d'eau, la terre laissait se former, par-ci, par-là, des ruisseaux occasionnels qui allaient grossir des fossés déjà pleins. Transformés en champ de betteraves par les passages répétés des hommes et des bêtes, le chemin de terre obligeait les élèves à accomplir un véritable parcours du combattant pour aller à l'école. En faisant le chemin inverse, leurs vêtements, alourdis par la pluie, un peu gauches, soulevant à chaque pas des mottes de boue, certains enfants n'hésitaient pas à enlever leurs chaussures et à retrousser leur pantalon ou à relever les pans de leur robe et avancer pieds nus sur des sentiers aussi bourbeux que glissants. Durant ces journées-là, les chaumières et autres gourbis des hameaux et des haouchs fumaient sans discontinuer et laissaient s'échapper d'épaisses colonnes de fumée blanche, qui, après quelques altitudes, étaient déchirées par la pluie avant de se perdre dans un ciel bas et poisseux. Au plus fort de l'hiver, il n'était pas rare de voir cette fine ondée se transformer en flocons blancs et légers qui fondaient et s'évanouissaient dès qu'ils touchaient le sol. Cette alternance entre une pluie glacée et pénétrante et des flocons d'une neige encore hésitante, pourrissait toute la campagne. Les travaux des champs étaient reportés à plus tard. Les gens se terraient chez eux et ne quittaient leur logis que par nécessité. Transis de froid, quelques moineaux des champs volaient en rase-mottes alors que des fauvettes sautillaient d'une toiture en chaume à une autre à la recherche de nourriture, d'un abri ou de quelque chaleur. Pour les colons cependant, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, la taille des arbres fruitiers et particulièrement celle de la vigne n'attend pas. Coïncidant avec les vacances d'hiver, tous les habitants d'ici vous le diront, cette période était pour eux une véritable bénédiction et venait à point pour reconstituer leurs réserves en rameaux de vigne, comme elle permettait aussi aux hommes valides de ramener quelques douros de plus à la maison. Les sarments étaient pour ces gens-là aussi vitaux que la farine, la semoule, l'huile, le sucre ou le café. Une fois séchés, ces petits rameaux, cet excellent combustible des pauvres, leur permettaient de cuire leur pain, leurs aliments et surtout de chauffer les chaumières durant les rudes hivers de la Mitidja. Lorsqu'on traversait ces lieux, le regard était vite attiré par ces tas de branchages entreposés dans les cours des maisons à côté des fours traditionnels. Plus les amoncellements étaient importants et plus cela indiquait qu'il s'agissait là de familles nombreuses, donc de plusieurs bouches à nourrir. Après la cueillette des fruits, voici venu le temps de la taille des arbres. Celle des arbres fruitiers s'effectuant durant la période de repos végétatif des plants, la taille de la vigne qui venait en dernier était sans aucun doute la plus difficile. Au-delà du temps glacial et des longues journées de travail qui commençaient avant l'aube, les jeunes rameaux qu'il fallait couper à la base de même que les sécateurs ou tous les autres outils étaient couverts de givre et brûlaient les doigts dès qu'on les touchait. Il y avait les tailles courtes et les longues. Ces dernières étaient les plus pénibles parce qu'il fallait palisser les sarments sur des fils de fer également gelés. Comme tous les ouvriers travaillaient à mains nues, après une vingtaine de minutes ils ne sentaient plus leurs doigts. Pour s'illusionner les hommes allumaient de temps à autre des feux de paille pour se réchauffer. Mais rien n'y faisait. A peine s'éloignaient- ils du feu et qu'ils touchaient un fil ou un cep de vigne, que leurs doigts s'engourdissaient de nouveau. Le calvaire durait toute la journée ou presque par temps neigeux et jusqu'à une heure bien avancée quand le soleil arrivait à percer. Dès la première journée de travail, les mains sont rougies par les engelures et le doigts enflaient douloureusement. Juste après et des fois en même temps que les ouvriers, dès les premières lueurs du jour, dans le froid et le brouillard, les ramasseurs de sarments, des hommes, des femmes et des enfants de tous âges, des compagnons de misère venus de tous les hameaux environnants, gagnaient à leur tour les vignobles. Dès le début de la campagne, ils mettaient les bouchées doubles pour constituer d'importantes réserves de cet excellent combustible. Alors quand venait «le temps des sarments», qu'il pleuve ou qu'il neige, on pliait sous les fagots et on pataugeait dans la boue. Grelottant de froid dans ses petits habits, Khalida, dont c'était la première expérience, allait d'un cep de vigne à un autre et ramassait les rameaux fraîchement coupés par les ouvriers. Elle faisait équipe avec ses frères Mohamed, Hamid et sa sœur Baya, son aînée de trois années, alors que le plus âgé des garçons avait à peine 16 ans. Ils étaient là depuis les premières lueurs du jour. Il ne pleuvait pas mais il faisait froid, très froid. Pour aller vite et ramasser le maximum de sarments ils avaient pris un corridor chacun, les garçons sur les flancs et les filles au milieu. Khalida essayait de progresser au même rythme que ses frères et sa sœur . A chaque pas qu'elle faisait et à chaque rameau qu'elle prenait dans ses petites mains, les morsures du gel lui arrachaient des larmes, de plus elle ne sentait plus ses orteils dans ses bottes. Elle pleurait en silence. Pour la consoler sa sœur et ses frères lui disaient que la chaleur viendrait dès que le soleil serait haut dans le ciel. Alors elle travaillait en levant de temps à un autre la tête vers le ciel à la recherche de cette boule de feu, que des nuages lourds et bas empêchaient pour l'instant de percer. Tous les dix à quinze mètres, elle faisait un tas de ces branches qu'elle essayait d'entasser les unes sur les autres du mieux qu'elle pouvait. Plus tard, ses frères les regrouperaient pour en faire de solides fagots. Le soir les enfants étaient crevés. Khalida ne sentait plus son corps. Elle avait mal partout. Il fallait ramener tous ces fagots de sarments à la maison, ce qui avait nécessité plusieurs navettes sur une longue distance. Ses doigts et à un degré moindre ses pieds la brûlaient atrocement. A chaque mouvement elle ressentait une douleur aiguë. Pour manger son couscous, elle avait si mal qu'elle pouvait à peine tenir sa cuillère en bois. Pour la soulager un peu, au moment de dormir sur la grande couche étalée à même le sol où tous les enfants avaient pris place, sa mère lui avait appliqué des compresses d'eau chaude imbibées d'huile d'olive et la rassura en lui disant que tous ses frères et sœurs étaient passés par là. Tard le soir, dans le noir de la grande pièce, en songeant que la campagne de ramassage des sarments ne faisait que commencer et qu'elle allait durer encore des jours et des jours, Khalida étouffait ses sanglots. Durant les jours qui suivirent, Khalida et sa fratrie se démenaient comme de beaux diables pour ramener à la maison les plus grandes quantités possibles de sarments. Tant que les vignobles se trouvaient dans la périphérie du haouch, les enfants travaillaient au même rythme que les ouvriers chargés d'émonder la vigne. Ils ramassaient et ramenaient des dizaines et des dizaines de fagots par jour qu'ils stockaient dans la cour de leur maison. Mais plus les vignobles devenaient éloignés et plus les enfants peinaient dans la boue, le froid et sous la pluie. Leurs navettes quotidiennes s'espaçaient de plus en plus et leurs fagots n'étaient constitués à la fin que par de menus rameaux de vignes délaissés par les ramasseurs des autres haouchs plus proches des vignobles. Pour Khalida et ses compagnons d'infortune, «le temps des sarments» était fini pour cette année-là.