Quelle position prendre devant le viol de sa propre m�moire, de son histoire, et du combat de ses p�res quand on n�a pas le privil�ge d��tre �critique de cin�ma� ni l�infortune d��tre �journaliste arabophone� ? Le cin�aste Jean-Pierre Lledo auteur du film �Alg�rie, histoires � ne pas dire�, nous en sugg�re une : la position de caniche. Faire le beau et applaudir � la souillure de sa propre histoire, en vertu d�une obligation de servilit� qui s�imposerait aux bienheureux francophones que nous sommes, redevables du prestige de la langue et de la proximit� des ors parisiens. Une obligation de servilit� ou, allez savoir, un devoir de l�chet�, parce qu�enfin, quand on est de culture francophone et qu�on �r�side � Paris�, n�est-ce-pas, pourquoi s�autoriser le cran de d�fendre sa terre ? Le cin�aste r�pondait � l�article que j�ai eu la f�lonie d��crire sur son dernier film, moi le journaliste francophone oublieux de mon statut de suppl�tif, tout juste bon � �tre convoqu� pour le petit four de juillet ou une larme sur la shoah. Et je dois � la providence de ne pas jouir de la double nationalit�, auquel cas ce grave manquement � mon devoir de servilit� aurait pris les dimensions d�une trahison nationale. C�est dire � quel point le d�bat sur la m�moire reste passionnant ! � elle seule, cette bassesse et ce choix de l�injure � �tonnant chez un cin�aste qui se pique de p�dagogie � m�aurait conduit � r�pondre ici au nom de notre histoire et de l'exigence de la v�rit�. M. Lledo devrait savoir que pour avoir ch�rement pay� mon droit � la parole, il est peu de calibres qui me forceraient aujourd�hui � la censure. Mais je ne le ferai pas, un peu parce que, ma modestie d�t-elle en souffrir, je compte r�server mes controverses pour de grands esprits ; beaucoup parce que les humeurs de M. Lledo ne sauraient prendre le pas sur la question essentielle : comment riposter � la terrible propagande des cercles nostalgiques de l�Alg�rie fran�aise ? Car il n�y aurait aucune raison de nourrir des pr�ventions � l'�gard du film de M. Lledo, dont le g�nie ne pr�te pas sp�cialement aux d�bats passionn�s, s�il ne s�inscrivait dans cette nouvelle strat�gie de r�habilitation du syst�me colonial que l�historien Alain Ruscio, sp�cialiste de la d�colonisation, d�crit comme �la strat�gie des nostalg�riques�, du nom de cette mouvance de �r�actionnaires� et d��anciens baroudeurs des guerres coloniales� tr�s active en France depuis quelques ann�es. Une strat�gie �dont la loi du 23 f�vrier 2005 sur les aspects positifs de la colonisation n�est qu�un �pisode�, nous dit Ruscio. (1) Et j�aurai sans doute poursuivi ma retenue par �gard pour un vieux pass� si le cin�aste n�avait cultiv� l�aplomb de d�fendre son droit � la falsification au nom de la libert� d�expression. Car nous sommes bien, avec ce film, en face d�un fait de nostalg�rique : farder le colonialisme d�un masque avenant. �Les laudateurs du colonialisme ont r�ussi le tour de force de faire passer un appareil id�ologique des ann�es 30, 40 et 50 du si�cle pass� comme une nouveaut�, note Alain Ruscio. Pour maquiller le visage hideux de la colonisation, les nostalg�riques commencent par en donner une repr�sentation fabul�e autour de la notion de �colonisation respectueuse�, pour reprendre le terme de l�historien, c'est-�-dire celle o� colonis� et colonisateur vivaient en totale harmonie. �Il n�y a jamais eu de �colonisation respectueuse� des individus domin�s�, r�torque l�historien. �La conqu�te coloniale avait pour seule r�gle la loi du plus fort. Elle s�est toujours faite dans la violence, au prix de crimes et, dans les cas extr�mes, on peut parler de g�nocide.� Ce discours sublimatoire du fait colonial, qu�on retrouve dans le discours de Sarkozy � Dakar, est indispensable au pouvoir politique fran�ais pour l�gitimer les entreprises n�o-coloniales et les faire accepter par l�opinion comme un providentiel �retour des choses�. La strat�gie des nostalg�riques a pris un tel essor depuis trois ou quatre ans que des universitaires s�en alarment. Catherine Qoquio, universitaire et fondatrice du centre �Litt�rature et savoirs � l��preuve de la violence politique, g�nocide et transmission�, parle de �Retour du colonial� (2) �C�est un travail patient et multiforme�, souligne Alain Ruscio. C�est qu�en plus d�un puissant lobbying politique, illustr� par Henri Guaino et le discours de Dakar, cette entreprise de r�habilitation du syst�me colonial par les �nostalg�riques� repose sur un pros�lytisme actif, une cr�ation litt�raire et cin�matographique � laquelle sont autant que possible associ�s des franco-alg�riens. Les nostalg�riques produisent des films, �ditent des livres, organisent des conf�rences, lancent des associations� �L�entreprise de r�habilitation du syst�me colonial conduite par les nostalg�riques est bas�e sur un mouvement de fond dans le monde des id�es et des actes�, pr�cise Ruscio. Devenus un lobby puissant en France, les �nostalg�riques� inqui�tent les universitaires qui alertent sur le ph�nom�ne. Un ouvrage collectif intitul� Histoire de la colonisation, r�habilitations, falsifications et instrumentalisations(3) vient de leur �tre consacr� qui apporte des rectifications salutaires et qu�on ne saurait trop recommander � nos lecteurs. Il n�y a qu�en Alg�rie, o� l�hypocrisie du pouvoir consiste � interdire un film sans en avouer les vrais motifs � l�opinion publique, o� le danger des nostalg�riques b�n�ficie d�une indiff�rence dont a cherch� d�ailleurs � profiter Lledo. Avec son jans�nisme artificiel et sa ridicule fatuit�, Mme Toumi se charge de l�affligeante mission de raconter des sornettes. La n�gation du colonialisme Dans le film de Jean-Pierre Lledo, la r�habilitation du colonialisme emprunte magnifiquement les trois grands postulats : d�abord la �colonisation respectueuse�, ensuite la �d�valorisation� de la r�sistance nationale et enfin la �d�ligitimation� de l�ind�pendance nationale, immense �chec dont il est temps d�envisager le substitut n�ocolonial. Dans �Alg�rie, histoires � ne pas dire�, l�id�e de la �colonisation respectueuse� est partout : pieds-noirs et indig�nes vivaient heureux ensemble. Dans sa r�ponse passionn�e, le cin�aste me traite de �d�sinformateur� et nie avoir soutenu cette th�se. Or, voil� comment il s�explique lui-m�me dans le synopsis du film, disponible sur internet : �43 ans apr�s l�exode massif des Juifs et des Pieds-noirs, que reste-t-il de cette cohabitation dans la m�moire des Alg�riens d�origine berb�roarabo- musulmane ? (�) Les relations intercommunautaires n�ont-elles pas �t� aussi attraction, respect, reconnaissance et souvenirs heureux ?� Il est quand m�me stup�fiant que des millions d�Alg�riens aient v�cu dans la mis�re sous cette �fraternit� � et qu�il a fallu qu�ils s�en d�livrent pour que leurs enfants acc�dent � l�universit� Pour arriver � sa magnifique conclusion, le cin�aste utilise le proc�d� du rabotage : il n�y a pas de colons ni de colonis�s, juste une seule communaut� dans laquelle se retrouvent les bons et les m�chants de part et d�autre. �Le mal comme le bien �tant bien pr�sents dans chaque groupe humain, l�id�e essentielle du film est que la v�ritable ligne de d�marcation entre les hommes, n�est ni la couleur de la peau, la religion, la langue, ni leur origine civilisationelle, mais les valeurs morales positives ou n�gatives, le rapport � la vie et au travail notamment.�Il ne reste alors plus qu�� d�culpabiliser le colon : �Il nous faudra revenir t�t ou tard, de fa�on critique, sur l'histoire de nos p�res, sans animosit� mais aussi sans �ill�re, en cessant de voir la paille seulement dans l'�il de l'autre��, dit le cin�aste. Ce qui l�autorise alors � un syllogisme auquel r�ve d�arriver tout bon �nostalg�rique � : mettre Aussaresses, le colon tortionnaire, et Ighil Ahriz, la colonis�e tortur�e, tortur�e, sur le m�me banc des accus�s. �L'Alg�rie, comme d'autres pays, a eu ses histoires sombres. Pas plus que les cin�astes fran�ais ne ternissent l'image de la France, lorsqu'ils �voquent la torture durant la guerre en Alg�rie, ou les autres c�t�s sombres de l'histoire de leur pays, je ne consid�re avoir terni l'image du mien.� Tortionnaires et tortur�s renvoy�s dos � dos par M. Lledo qui, pour l�occasion, se prend d�amour pour l�Alg�rie comme Tartuffe aima Elmire. ALN + FLN = GIA Ob�issant aux crit�res de la nostalg�rie, le film d�valorise la r�sistance nationale en la rel�guant au rang d�une abominable �sauvagerie�, du m�me ordre que celle du GIA ou de l�OAS. Tout le long du film l�ALN est pr�sent�e comme une arm�e de cyniques �gorgeurs et d�aveugles poseurs de bombes. De ce point de vue, la strat�gie des nostalg�riques prend avantageusement le relais du �qui-tue-qui ?� Nous reviendrons sur ce dernier point dans de prochaines �ditions du Soir. C�est cette �horde� de tueurs qui a commis, sous la banni�re de l�ALN, le crime d�arracher par �la barbarie� les pieds-noirs � leurs �fr�res�. Le cin�aste le dit sous forme d��tonnement exasp�r� : �Pourquoi le 20 ao�t 1955, l'ALN a-t-elle d�sign� le �gaouri� comme l'ennemi � abattre ? Pourquoi durant la Bataille d'Alger, le �gaouri� a �t� vis� en tant que tel, au faci�s, par des bombes, au lieu par exemple des institutions militaires ?� On en oublierait presque que ces �gaouris� �taient venus occuper une terre et sur des chars d�envahisseurs ! Un demi-si�cle apr�s, Lledo repose la question de Bigeard � Ben M�hidi ! Dans le film, Louisette Ighil Ahriz ne r�pond pas : �Donnez-nous vos chars, nous vous donnerons nos couffins.� Elle dit juste : �Mais comment pouvions nous r�sister autrement ?� Et c�est ainsi que l�ind�pendance nationale devient, dans le film, non plus une lib�ration mais une trag�die voulue par les �tueurs de l�ALN et du FLN�, le d�but d�un immense ��chec� qui a conduit au terrorisme. Lledo le dit tr�s bien : �C�est l'�chec d'une Alg�rie qui en devenant ind�pendante n'a pas su rester multiethnique et multiculturelle, puisqu'en 1962 la quasi-totalit� de la population d'origine juive et chr�tienne quitte pr�cipitamment son pays.� Autrement dit : vous avez voulu l�ind�pendance, vous aurez la pauvret� et le terrorisme. Surtout le terrorisme, puisque vos enfants auront appris � tuer comme leurs p�res : �Au moment o� dans mon pays et ailleurs, la �juste cause� autorise � tuer sans �tat d'�me , ce qui r�actualise Camus qui �crivait en 1956 : �Bient�t l'Alg�rie ne sera peupl�e que de meurtriers et de victimes. Bient�t les morts seuls y seront innocents�, nous dit Jean-Pierre Lledo. D�o� le premier titre du film : �Ne restent dans l�oued que ses galets.� Mais me diriez-vous, comment l�auteur a-t-il pu convaincre ses �acteurs� de se pr�ter � un tel simulacre ? En leur cachant qu�ils allaient prendre part � une apologie d�guis�e du colonialisme. La cachotterie co�tera cher � Jean-Pierre Lledo : un de ses personnages principaux, s�apercevant du subterfuge, l�assigna en justice et obtint que f�t enlev� tout l��pisode constantinois, amputant ainsi le film de pr�s d�une heure ! La conclusion est que la manipulation vient souvent de l� o� on ne l�attend pas. M. B.
(1) et (2) Rencontre organis�e mardi 15 janvier par l�Ecole des hautes �tudes en sciences sociales (EHESS) de Paris (3) Histoire de la colonisation : r�habilitations, falsifications et instrumentalisations Editions les Indes savantes Etudes Asie (315 p.) Paru le 29/11/2007