Ala Al-Aswany, comme son nom l'indique, est originaire d'Assouan, de cette Haute et immuable Egypte qui d�fie encore ceux qui tentent d'occulter l'Histoire, son histoire. A le lire et � l'�couter parler, on s'aper�oit que l'Egypte de Sa�d Zaghloul et de Naguib Mahfoudh est encore apte � la reproduction des �lites (1). Lundi dernier, il est venu nous nous dire, � Alger, que la qu�te du beau, de la parole libre et des vertus citoyennes n'�tait pas une mission impossible en pays arabes. C'est ainsi que Ala Al-Aswany s'est �vertu� ce lundi soir � temp�rer ce pessimisme qui, entre nous soit dit, n'est pas seulement le mien. Je dois dire qu'il y est presque parvenu, en d�pit d'une ambiance locale propice au d�sarroi. Qu'importe la morosit� ambiante si un �crivain de talent r�ussit � nous faire croire au salut, pendant un moment. Le temps d'un d�nerd�bat organis� par le quotidien Echourouk, sous la houlette de notre ami et ancien condisciple �M�dersien� (2) Chafik Mesbah. Inaugurant, comme le ma�on mis au pied du mur, le cycle des questions traditionnelles, j'ai essay� de faire dire � Ala Al- Aswany ce que je voulais entendre. Il s'agissait de dire la d�tresse et l'inertie intellectuelles dans ce pays, sur lesquelles je m'appesantis � longueur de colonnes, compar�es � la cr�ativit� de nations comme l'Egypte. Soucieux d'observer un strict devoir de neutralit� comme il sied � tout h�te, respectueux des traditions, l'�crivain a �lud�. Un sujet pareil n�cessiterait deux ou trois ans et une th�se de doctorat, a-t-il r�pliqu� en guise de r�ponse. On voit que cet authentique descendant des Rams�s s'est aussi abreuv� au livre des ruses de Amr Ibn Al'as, le conqu�rant de l'Egypte. Toutefois, Ala Al-Aswany a montr�, dans la foul�e, qu'il avait non seulement des r�flexes mais aussi des id�es arr�t�es sur un certain nombre de questions. Parlant des �crivains alg�riens qui lui paraissaient �tre les plus importants, il a cit� Feraoun, Yasmina Khadra, Ahlam Mostaghanemi et Tahar Ouettar. Quoique je doive encore �mettre de s�rieuses r�serves sur ce dernier, et toujours pour la m�me raison : l'assassinat de Tahar Djaout par oraison fun�bre (3). Et puis, les absents avaient tort lundi soir et Ouettar n'�tait pas l�, donc� Auparavant, Al-Aswany a rappel� qu'il avait fait ses �tudes secondaires au lyc�e fran�ais du Caire. Ce qui fait de lui un �M�dersien�, au sens o� nous l'entendons. Cet enseignement bilingue lui a permis de d�couvrir Mouloud Feraoun (4), auquel il voue une admiration sans bornes. Ce qui l'am�nera � aborder les tr�s vieux d�bats, aussi vieux que le �Complot berb�riste �, sur la langue d'expression de l'�crivain. On sait comment les �pr�tres� de l'arabisation impos�rent leur diktat � un grand �crivain francophone comme Malek Haddad, qui pr�f�ra la mort litt�raire � un combat in�gal qu'il savait perdu d'avance. Ce sont ces faux proc�s et ces bannissements que Ala Al-Aswany balaie d'un revers de main. Lui, il �crit en arabe, parce que cette langue est la plus riche, � ses yeux, et qu'il d�livre mieux, � travers elle, son message. �L'arabe a une dimension et une profondeur que je ne ma�trise pas dans les autres langues, admet modestement ce polyglotte qui manie aussi avec un �gal bonheur l'anglais et l'espagnol, en plus du fran�ais. Cependant, la dimension de l'�crivain n'est pas r�ductible � sa langue d'�criture. Ce n'est pas parce qu'un �crivain arabe �crit en fran�ais ou en anglais qu'il doit �tre frapp� d'exclusion ou d'anath�me. Il a cit� le cas des �crivains, originaires d'Asie ou d'Afrique, qui ont atteint la notori�t� en publiant des romans en anglais. Il conc�de, tout de m�me, que le fait d'�crire, loin de son pays, peut constituer un handicap pour le romancier. L'exil peut �loigner l'auteur de sa soci�t�, et de son �volution, l'amener � composer avec la nostalgie. �J'ai refus� d'�tre un auteur nostalgique, c'est pourquoi, j'ai choisi de retourner en Egypte au lieu de m'installer � l'�tranger. � Pourtant, la tentation �tait l�, avec la libert� qui lui tendait les bras, par opposition � la censure et � la perspective d'�tre �un �crivain sans lecteurs�. D'autre part, l'auteur de l'Immeuble Yacoubian et de Chicago a peut-�tre d�clench� chez les Egyptiens cette formidable soif de lire qui a mis fin � deux d�cennies de r�gne des ��crivains sans lecteurs�. Depuis l'Immeuble Yacoubian, best-seller en Egypte et dans le monde arabe, l'engouement pour le roman a augment� de fa�on extraordinaire en Egypte. Les �diteurs n'ont plus peur de publier � perte et nombre de jeunes auteurs ont profit� de cette ouverture. A l'�tranger, ce premier roman a atteint un million d'exemplaires et a �t� traduit dans 22 langues. Ce que l'�crivain a omis de rappeler, c'est que 70% du lectorat en Occident est constitu� de femmes. �Comment voulez- vous que je ne sois pas solidaire des femmes ? a-t-il expliqu� dans une interview r�cente. Ce qui nous am�ne tout naturellement � la politique que Ala Al-Aswany ne pratique pas en dilettante mais en homme de convictions, sans m�langer les genres. Pour lui, la litt�rature n'apporte pas le changement social mais elle y contribue. La litt�rature est, par nature, engag�e. �Je suis un romancier qui a des opinions politiques, et non pas un homme politique qui �crit des romans�, ass�ne-t-il avec force. En vertu de ses opinions, Ala Al-Aswany milite dans le mouvement Kiffaya (�a suffit), qui s'oppose � la prolongation du mandat de Moubarak, par rejeton interpos�. Mais le r�gime �gyptien semble se comporter plus intelligemment avec les voix contradictoires qui s'expriment dans les m�dias et dans l'�dition. Ala Al-Aswany, romancier qui fait s�rieusement de la politique, publie, par ailleurs, une tribune r�guli�re dans le quotidien d'opposition Al-Destour. Le tirage de ce journal a atteint les 150 000 exemplaires lors de la publication en bonnes feuilles du roman Chicago. Dans sa derni�re chronique intitul�e "Pourquoi les m�urs des Egyptiens ont chang� ?", Al- Aswany dresse un constat alarmant de la d�cr�pitude du syst�me hospitalier public. Les faits qu'il rapporte, bas�s sur son exp�rience personnelle de dentiste, pourraient avoir pour th��tre n'importe lequel de nos grands h�pitaux. Comme les grands esprits, les syst�mes puissants et malades se rencontrent aussi, et plus souvent qu'on ne le pense. A.H. (1)En ce qui concerne les ��lites� au pouvoir, la psychiatrie, la g�n�tique et l'anthropologie n'arrivent pas encore � expliquer totalement leurs m�canismes de reproduction, hors l'intervention des organes dits ad hoc. (2)Terme ambivalent utilis�, par commodit� ou par opportunisme, pour d�signer aujourd'hui les anciens des �lyc�es franco-musulmans�, esp�ce rare et en voie de disparition, par arr�t du cycle de reproduction des �lites. (3)J'ai une peur bleue des oraisons fun�bres, et plus particuli�rement de la mienne, car je suis convaincu qu'on peut �tre tu� deux fois, par la faute d'�mules de Bossuet, trop nombreux dans ma corporation. Ces gens-l� expriment souvent la joie de vous enterrer par des tirs group�s sur la concordance des temps et sur la m�taphore. Dieu, �vitez si possible de me rappeler avant que vous ayez proc�d� � l'extinction de cette engeance ! (4) Moment fort de ce d�ner-d�bat : Ala Al-Aswany a re�u du fils de Mouloud Feraoun un exemplaire du livre posthume de Mouloud Feraoun La Cit� aux Roses . Je suppose que si d'aucuns savaient �crire � l'�poque de son assassinat par l'OAS, ils auraient affirm� que ce meurtre �tait �une perte pour la France�.