Son surnom ? Tahya ! Oui, Tahya ! Tout le monde a fini par oublier son patronyme. Aux At Yani, il �tait connu comme le loup blanc ou plut�t comme l�ours brun. Lorsque, au d�tour d�un �ni�me virage ascendant, on d�bouche au pied de Taourirt- El-Hadjadj, il y a de fortes chances qu�il soit la premi�re personne qu�on rencontre. Avec sa d�marche chaloup�e, ses frusques loqueteuses, un bonnet enfonc� dans un visage meurtri, on le surprend s�acheminant vers cet olivier dont il recherche l�ombre pour se connecter � l�immanence �thylique, face au Djurdjura auquel il se confiait. Il �tait persuad� que ce massif de roches mill�naires renfermant la m�moire �ternelle des tribus pouvait entendre palpiter sa col�re. Tahya est le dernier de nos po�tes maudits. Trop � l��troit dans la rigueur de soci�t�s en mutation ils ont perdu, dans la charni�re, dans cette sorte d�interr�gne brouill�, jusqu�� cette tol�rance antique pour les marginaux dont ces derniers avaient le b�n�fice. Autrefois, malgr� tout, une place leur �tait assign�e. Ce n�est plus le cas maintenant que les soci�t�s elles-m�mes portent la mal�diction. Dans ses ann�es fastes, Tahya a �t� un chanteur recherch� pour animer les mariages du pays, une star du cru. A la fin des ann�es 1970 et les ann�es 1980, il �tait �le roi de la chanson� aux At Yani. Les soirs d��t�, il lui arrivait d�encha�ner les f�tes et sa voix, qu�il n��conomisait pas, se l�chait dans les graves, renvoyant de colline en colline des chants d�all�gresse. Puis vinrent les ann�es de terrorisme, et de mort, et de sang. Tahya a rang� sa mandole et sa voix de stentor ne lui servait d�sormais plus qu�� demander l�aum�ne ou, parfois, sous son olivier, esseul�, � d�ployer ses cordes vocales pour exalter la montagne de fer sur laquelle il promenait tous les jours un regard fascin�. Je l�ai connu � la faveur du tournage de �At Yani, paroles d�argent�, le documentaire que j�ai �t� amen� � commettre en 2007. Au premier abord, il avait refus� de faire partie de l�aventure mais, revenant � la charge avec Hac�ne Metref et Yazid Arab, nous avons fini par le convaincre. Dans la pire condition, la clochardisation, il tenait n�anmoins aux apparences. Au moment de le filmer, il a pris soin de se laver et de se changer pour que �la t�l�vision ne montre pas� de lui une �image qui ne correspond pas � la r�alit� �. Partout o� j�ai projet� le film, sa pr�sence, tragique, est telle que les spectateurs ne pouvaient pas croire qu�il n��tait pas un com�dien professionnel. L�expression de sa malvie, de sa souffrance, d�une d�chirure profonde, ne laissait pas insensible. Tahya �tait un peu la mauvaise conscience de nous-m�mes, cette part d�errance qui nous �chappe, notre face indompt�e. Il �tait l�h�ritier de Si Mohand ou M�hand, de Youcef Oukaci et de Matoub Loun�s, dont il partageait l�amour de la Kabylie et une vision plut�t m�lancolique de la r�alit�. Tahya vient de d�c�der � 47 ans. Je suis s�r que l�ombre de l�olivier sous lequel il s�abritait aura, pour emprunter l�image � Brel, d�sormais plus de tourment. 20e anniversaire du d�c�s de Mouloud Mammeri, le 28 f�vrier prochain ! Pas grand-chose � en dire, sauf � r�p�ter les m�mes propos que chaque ann�e ? La ferveur grandissante qui entoure son souvenir et son nom de la part des jeunes est une le�on contre l�amn�sie � laquelle on a voulu le soumettre et contre la conspiration du silence officielle qui lui a rendu inaccessibles la radio et la t�l�vision. On a rappel� � maintes reprises que, de son vivant, Mouloud Mammeri a �t� le seul �crivain alg�rien interdit d�antenne. M�me le sulfureux Kateb Yacine avait, par moments, de fa�on tr�s parcimonieuse, il est vrai, droit � quelques passages, notamment � la faveur de la diffusion de documentaires qui lui �taient consacr�s. Mohamed Dib, absent d�Alg�rie, �tait loin de la pr�occupation de savoir s�il �tait admissible � l�image t�l�vis�e officielle ou pas. Le fait est que la t�l�vision alg�rienne a r�alis�, � partir de son �uvre, son plus grand et plus int�ressant feuilleton en El Harik de Mustapha Badie. Ce qui n�a pas son pareil pour populariser son �uvre et son nom. Mais de Mouloud Mammeri, point ! �a avait commenc� avec la parution de son premier roman, La colline oubli�e en 1952. Tout de suite, les publicistes nationalistes comme Mohamed-Cherif Sahli et Mostefa Lacheraf sortent la grosse artillerie pour lui reprocher, parce qu�il avait choisi comme cadre de son histoire sa Kabylie natale, d�entrer dans le jeu du colonialisme. En r�alit�, c��tait le mot berb�re qui �corchait les oreilles. Mostefa Lacheraf ira jusqu�� supposer que l��diteur du roman avait �crit � propos de Mammeri ��crivain berb�re� sans doute � la demande de ce dernier. L�article, intitul� �Consciences anachroniques �, publi� par le Jeune Musulman, disait exactement ceci : �Pas un seul critique n�a qualifi� Mammeri d�auteur alg�rien. On l�a toujours appel�, vraisemblablement � sa demande : romancier berb�re�. On s�amusera du �vraisemblablement �. On lui tombera dessus avec la m�me hargne en 1967 et, de nouveau, en 1980. Mais Mammeri a toujours gard� � l��gard de ces attaques comme une distance ironique, un sourire philosophe. Sa marginalisation, qui avait atteint son apog�e en 1987 lorsque Chadli avait d�cern� des m�dailles � tour de bras et qu�on avait voulu lui en accrocher une dans la cat�gorie �artiste � encourager�, n�a pas emp�ch�, comme on le voit vingt ans apr�s sa mort, que son action, sa r�flexion, ses �uvres, restent et comptent pour des millions de gens lorsque le souvenir m�me des gardiens de la pens�e gr�gaire, ses censeurs, s�envole comme cendres au vent. Personne ne se souviendra d�eux ! Pfft ! C�est la revanche de l�histoire. Comme dit l�autre, il ne reste de la rivi�re que ses galets.