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ENTRETIEN AVEC WACINY LAREDJ :
�Les langues n�ont pas de probl�me, les politiques en ont !�
Publié dans Le Soir d'Algérie le 11 - 06 - 2009

Le Soir d�Alg�rie :Votre dernier roman, Les ailes de la reine, revient sur la probl�matique du fanatisme religieux et de la culture comme rempart � l�obscurantisme qu�il charrie. L�Alg�rie reste votre terre d�inspiration ?
Waciny Laredj : L'Alg�rie, c'est ma terre de naissance, de mon enfance, de mon premier amour. Je reste tr�s attach� aux bouleversements qui la secouent. J'ai v�cu les d�g�ts de l'obscurantisme dans ma chair et celle de mes enfants et de mes amis, assassin�s � la fleur de l'�ge. Ce roman est presque la m�taphore d'un si beau pays pouss� vers toutes les d�rives. C'est le destin tragique d�une jeune danseuse qui souhaite exister malgr� la mont�e de l�islamisme, et vivre alors qu�elle a re�u une balle dans la t�te pendant les �meutes de 1988, Les ailes de la reine revient sur une p�riode sombre de l�Alg�rie. A l��poque, l�islamisme �tait d�j� install� sur le plan politique. En tant qu�intellectuel, je voyais tr�s clairement que l�on se dirigeait vers une guerre civile. Moi-m�me je me voyais mourir, en m�me temps que les structures culturelles �taient amen�es � fermer et que la situation devenait de plus en plus catastrophique. Il fallait faire quelque chose. Ecrire pour dire le beau dans sa fragilit�, et dire aussi le tragique et les pertes.
On baigne dans l�op�ra, ce qui est rare dans la litt�rature alg�rienne. La musique vous importe-t-elle ?
Il y a l'amour d'abord et le d�sir de vivre qui sont traduits par la musique. Je suis tr�s impr�gn� par la musique andalouse et mon a�eul est andalou qui a quitt� ses terres au XVIe si�cle sous les pressions des tribunaux d'Inquisition. Je reste accroch� � tout cela. A l'�coute de ces bruits qui me viennent de tr�s loin. J'aime l'op�ra. Il est pour moi l'expression la plus parfaite du beau. Et je crois qu�il faut rappeler le r�le d�terminant qu�ont jou� les femmes dans la lutte contre l�islamisme. Depuis la femme au foyer jusqu�� l�intellectuelle, elles se sont organis�es car elles ont senti que la femme �tait finalement la premi�re victime de ces courants extr�mistes.
Ce roman a �t� traduit de l�arabe par Marcel Bois et vous-m�me. Comment avez-vous travaill� ?
Marcel Bois est un jeune homme de 90 ans. Avec un grand c�ur et d�sir acharn� pour le travail. C'est le troisi�me roman, apr�s Le livre de l'Emir et L�'Orient des chim�res. Deux grands pav�s. La fa�on avec laquelle on travaille est classique. Quand Marcel termine un ou plusieurs chapitres, il me les envoie. Je revois le tout avec des interventions pour adapter le texte et le rapprocher au maximum de l'original. Puis on organise une s�ance de travail. On travaille beaucoup, cela prend �norm�ment de temps, mais c'est aussi le travail d'un traducteur. Je lui rends vraiment hommage. C'est un homme qui aime bien l'Alg�rie, tr�s impr�gn� par son histoire. Il vit l�-bas depuis un demi-si�cle. Bien s�r, dans chaque traduction il y a des d�saccords et des difficult�s, mais on finit toujours par les surmonter. On fait aujourd'hui l'un des couples les plus r�ussis dans la traduction. Je rends hommage aussi � ma traductrice Catherine Charruau avec laquelle j'ai �norm�ment travaill�. C'est elle qui a traduit � Acte- Sud mes deux premiers romans : Fleurs d'amandier et Les balcons de la mer du Nord.
Vous vivez en partie en France o� vous enseignez et publiez. Comment vit-on l�exil d�un pays � l�autre et d�une langue � l�autre ?
Je pense vraiment que je suis un homme aux lisi�res des fronti�res, dans un monde des faubourgs qui n�ont d�existence que dans ma t�te, toujours aux limites de quelque chose que je n'atteindrai jamais. Oui, j�ai la chance d��tre dans deux pays, la France et l�Alg�rie en m�me temps. Deux terres soud�es par l�histoire que seul un lac bleu et quelques questions rest�es en suspens s�parent. Mais en m�me temps, je ne suis dans aucun. Suspendu entre deux fronti�res dans un no man�s land. Dans un faubourg qui n�existe que dans ma t�te. L�absence de fronti�res veut dire refuser les fausses assurances et rester � la limite des grandes questions ontologiques de libert�. L�absence de fronti�res, c�est exactement l�antipode de l�assurance. C�est �a ma conviction. Et donc je circule au bout de la limite qui est tr�s dangereuse dans sa finalit�. Rester suspendu � un fil qui n'est ni de soie, ni de coton, ni de synth�tique, mais un fil de mot, c'est tr�s dangereux sur le plan de l'�quilibre, mais l'�quilibre n'est-il pas lui aussi une fronti�re qui camoufle notre vraie fragilit� ? Juste une question � m�diter. Que de questions engendr�es par ce territoire des marges qui influe sur tout ? Qui dit que ma propre identit� n�est-elle pas justement cette fronti�re illusoire? Je n�ai pas de r�ponses, les r�ponses murent parfois notre conscience, mais je m�interroge tout simplement. Je suis quoi si je ne suis pas un �tre des fronti�res ? A la fronti�re de la culture arabe, fran�aise, je viens d�un village, d�un a�eul qui est venu d�Andalousie, enfant de la paix mais aux limites des grandes guerres, passionn� dans un monde o� l�amour ne veut pas dire grand chose...
Vous faites partie de cette nouvelle g�n�ration d��crivains d�complex�s par rapport aux langues. Vous �crivez en arabe mais vous n�h�sitez pas � le faire en fran�ais, si n�cessaire. De plus, vous avez une sympathie pour la langue berb�re. Comment devrait-on, selon vous, faire cohabiter dans la litt�rature alg�rienne d�aujourd�hui toutes les langues en usage dans le pays ?
Je n'ai pas seulement de la sympathie pour la langue berb�re, c'est ma langue. Je la revendique tout comme je revendique la langue arabe et la langue fran�aise, faisant partie d'un patrimoine linguistique ancestral. Dans ce territoire riche, la (les) langue (s) est notre pierre de construction du sens mais aussi du non-sens puisque celle-ci s��rige aussi en pierre tombale dans laquelle sont grav�es toutes nos d�ceptions, nos d�sirs les plus enfouis et nos h�sitations. La langue est la symbolique la plus abstraite de la complexit� d�une vie qui �chappe � toute d�finition, une des m�taphores les plus insaisissables ? On �crit dans un espace imaginaire mais aussi dans une langue, dans les langues, o� se croisent toutes les violences et les espaces perdus � jamais. Des langues qui s'entrechoquent et qui volent en �clats, avant de se reconstruire et se disloquer � nouveau comme des cellules en pleine division et d�composition. Les langues, dans leurs mouvements, se volent d�espaces comme dans un jeu d�enfants et violent les fronti�res �tablies. Elles ne reconnaissent que leurs propres logiques : dans la langue arabe, il y a pr�sence d�indices et de marques visibles qui viennent de la langue fran�aise, espagnole, italienne, berb�re et que sais-je ? Ce sont les gens, plus exactement les politiques, qui appauvrissent les langues et qui les tuent � petites doses de fixation et d'assurance. De toutes les mani�res, les langues n�ont pas de probl�me � se retrouver dans un m�me territoire, ce sont, une autre fois, les hommes qui se murent derri�re des b�tons id�ologiques et identitaires pour ternir tout ce qui est vivant. Ce sont eux qui font de telle ou telle langue une arme qui d�truit les fluidit�s d�essence et les perm�abilit�s possibles avant m�me d�effacer sa propre histoire sans le moindre souci. J'ai de la rage contre ces assurances parce qu'elles n'ont rien � envier � diff�rentes strates des totalitarismes. C�est vrai qu�une langue cache en elle tous les refoulements, les d�faites et les fantasmes les plus insens�s, mais elle cache aussi une capacit� indescriptible qui fait de toute cette complexit� historique son substrat d�imagination qui la propulse au-del� des m�l�es et des batailles de groupes pour aller s�installer dans ces havres, faubourgs des grandes libert�s dans lesquels les langues se d�construisent et se restaurent mutuellement. La langue arabe, qui est l'un de mes outils d'�criture, n�est plus la langue herm�tique du Coran, la langue arabe classique. Mais un espace libre, une langue de l�amour et surtout de la modernit� que notre �poque et le politique superficiel ont travestie et r�duite � l'�tat z�ro. Peut-on effacer l�effet de quatorze si�cles qui ont fa�onn� et fa�onnent aujourd�hui le regard des Alg�riens d�un coup d��ventail comme on le fait pour �loigner une mouche g�nante ? Peut-on faire table rase de tout un substrat qui �toffe aujourd'hui une grande partie de notre m�moire ? Les raccourcis politiques, raciaux, r�gionaux ou autres que nous offrent les politiques nationales dominantes ne sont que des sch�mas r�ducteurs et d�solants. La langue fran�aise dans laquelle se fa�onne une partie de mon imaginaire d�aujourd�hui n�est pas seulement une langue qui a presque deux si�cles de pr�sence en Alg�rie, c�est-�-dire une certaine l�gitimit� mais elle est en nous, fait partie de notre imaginaire partag� avec d�autres peuples. Elle nous propulse au-del� de la fen�tre de notre petite maison si s�re, ou du moins c'est ce que l'on croit. Au-del� des barri�res que l��tre humain croit �riger sans grand succ�s. Je suis dans deux lieux sans pouvoir apercevoir les fronti�res. Je dirai m�me que je suis dans un entredeux.
Quel r�le vous semblent devoir jouer les �crivains, et plus g�n�ralement les artistes et les intellectuels, dans la phase de blocage que traverse le pays. Etes-vous pour l�engagement au sens sartrien du terme ?
Un �crivain n'est pas un magicien qui change le monde � l'aide d'une baguette. Mais c'est une voix noble, gardienne du vrai et du beau. Un travail sur soi-m�me s'impose de fait. J�ai quitt� l�Alg�rie en 1994 : la situation �tait assez compliqu�e, je l�ai v�cue comme un vrai dilemme. Dans ce genre de situation, arrive un moment o� vous vous demandez si vous prenez les armes ou si vous quittez le pays. Comme nous ne voulions pas prendre les armes, nous sommes partis. A l��poque, l�islamisme �tait d�j� install� sur le plan politique. En tant qu�intellectuel, je voyais tr�s clairement que l�on se dirigeait vers une guerre civile. Moi-m�me je me voyais mourir, en m�me temps que les structures culturelles �taient amen�es � fermer et que la situation devenait de plus en plus catastrophique. Aujourd�hui, je ne suis plus aussi pessimiste, certaines choses ont avanc�. A mon sens, l�islamisme arm� a �t� d�truit m�me s�il reste quelques foyers de tension. Sur le plan des id�es, en revanche, l�id�ologie islamiste, fascisante, est toujours pr�sente. Il reste un vrai combat � mener en Alg�rie sur ce plan-l�. Les grands dangers sont toujours pr�sents et p�sent sur l'avenir de notre pays. J�ai, bien s�r, gard� un lien avec l�Alg�rie, en partant, pour donner des cours � des �tudiants. Depuis dix ans, j�enseigne d'une mani�re quasi permanente � la Facult� centrale d'Alger, en plus de mon enseignement � la Sorbonne, � raison d�une fois par mois. Je le fais parce que c'est ma fa�on de porter quelque chose pour mon pays.
Propos recueillis par Bachir Agour
SIGNET
Un roman apaisant
Le dernier roman en date de Waciny Laredj, Les ailes de la reine*, d�peint une Alg�rie convulsive. Myriam, une danseuse de ballet, r�ve d�incarner le personnage de Sch�herazade dans une adaptation chor�graphique du c�l�bre po�me symphonique de Rimski Korsakov. Anatolia, son prof de danse, la soutient en souvenir de son idole, la danseuse �toile Ekaterina Maximova, qui a tenu bon, jusqu'au bout de ses forces, malgr� un s�v�re handicap physique. En d�pit d�une grave blessure re�ue lors des �v�nements du 5 Octobre 1988, Miryam tient bon, elle aussi. Elle continue � r�p�ter avec acharnement, mais arrive le jour o� son soutien, Anatolia, est expuls�e par le minist�re de la Culture. La pression des groupes islamistes arm�s finit pas faire fermer tous les espaces culturels, y compris l'Op�ra. Ce roman est une m�taphore de l�Alg�rie. R�cit d�un destin bris� qui n�emp�che pas le courage de continuer � vivre. L�auteur nous dit que seule la culture peut servir de rempart � l�obscurantisme charri� par l�int�grisme. R�cit de la lucidit� aussi. Ce beau roman d�amour coule dans une langue apaisante jusque dans la description de la barbarie.
B. A.
*Les ailes de la reine, Waciny Laredj, traduit de l�arabe (Alg�rie) par Marcel Bois en collaboration avec l�auteur, Sindbad, 2009.
Bio-Bibliographie de Waciny Laredj
Waciny Laredj est n� en 1954 � M'sirda, Tlemcen. Il est professeur des universit�s et �crivain. Il est l�auteur de nombreux ouvrages de critique litt�raire et de romans. Dont voici quelques titres : La po�sie alg�rienne, beau livre r�alis� avec l�artiste Kore�chi.
L�encyclop�die du roman alg�rien de langue arabe, Alger 2007.
Sur les traces de Cervant�s � Alger, beau livre 2008. Fleurs d�amandier (Actes Sud), La 1007e nuit, Le Miroir des aveugles, Les ailes de la reine (Actes Sud).
La gardienne des ombres, L'impasse des invalides, Les balcons de la mer du Nord(Actes Sud), Le livre de l�Emir (Actes Sud) L'�uvre romanesque compl�te (5 tomes), minist�re de la Culture (2009)
Il a �t� d�cor� du Prix national du roman alg�rien (2001), Prix international du roman (Qatar) (2005) pour le roman : L'Orient des chim�res, Prix des libraires alg�riens pour Le livre de l�Emir(2006), le Grand Prix de la litt�rature arabe (Cheikh Zayed), 2007, Prix du Livre d'or, Salon international du livre, Alger, Sila, (2008).


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