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A FONDS PERDUS
Nietzsche l�Alg�rien (1) Par Ammar Belhimer [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 14 - 07 - 2009

L��diteur a raison d�afficher sa pr�tention : �Comment pouvait-on vivre jusque-l� sans conna�tre les livres du docteur Irvin D. Yalom ? On se le demande.� Un tel avertissement plac� en bonne place sur la page de garde du roman valait bien le sacrifice de 24 euros pour vous en rendre largement compte ici. Le roman intitul� Et Nietzsche a pleur� est une �uvre d�art cisel�e d�une main d�orf�vre, celle pr�cis�ment d�un professeur �m�rite de psychiatrie � Stanford qui entreprend de m�ler faits r�els, fiction, philosophie et psychoth�rapie pour reconstituer les circonstances qui ont pr�c�d�, accompagn� et concouru � la maturation et la naissance du chef-d��uvre du si�cle �coul� : Zarathoustra.
Au-del� de cette entreprise magistralement men�e, on d�couvre un g�nie incompris dont le destin peut �tre, pour des raisons comme pour d�autres, associ� � celui de nombreux intellectuels de notre pays. C�est sous ce prisme que nous avons entrepris sa lecture pour vous en rendre compte ici. Nous sommes � Venise en d�cembre 1882. Une proche amie et admiratrice de Friedrich Nietzsche, la belle et majestueuse Mlle Lou Salom�, entreprend de prendre en charge l��tat de sant� gravement d�clinant du philosophe. Il souffre principalement d�h�micr�nie, �galement dite migraine. Un �complot sanitaire� est alors ourdi, � son insu, avec la complicit� du Dr Josef Breuer, une �minence m�dicale de Vienne, anc�tre de la psychanalyse et mentor du jeune Sigmund Freud (ce dernier avait alors vingt-sept ans). Dans la r�alit�, la jeune admiratrice, de son vrai nom Lou von Salom�, n�a que vingt ans lorsqu�elle fr�quenta directement Nietzsche. Leur relation dura sept mois et quelques jours, sans qu�elle se donne � lui. Le premier amant de Lou n�appara�tra que plus tard, ce fut le po�te Rilke, en 1897 � elle a alors trente-six ans ! A propos de Lou, Nietzsche parlera d'�atrophie sexuelle�. Quand il la rencontre � Saint-Pierre de Rome, il est depuis longtemps � la recherche d'une �me s�ur, � la fois femme et disciple. La rencontre lui semble tellement inesp�r�e qu�il lui d�clare non sans emphase : �De quelles �toiles sommes-nous tomb�s l'un vers l'autre ?� Il aurait dit � Lou (selon son t�moignage � elle): �Vous �tes le r�ve le plus enchanteur de ma vie.� Lou, devenue vieille psychanalyste voulant mettre � profit sa relation avec le philosophe, d�clara au cr�puscule de sa vie : �Je ne sais plus si j'ai embrass� Nietzsche sur le Monte Sacro�. Au d�but, Nietzsche ne sait pas que Breuer est charg� de le traiter, mais Breuer ne tardera pas � confier ses tourments au traitement du philosophe. Et ce qui, au d�part, �tait, de la part de Breuer, une ruse pour faire tomber les gardes de son patient, devint tr�s vite une th�rapie salutaire. Gr�ce � Lou, dont le destin est de faire na�tre de grandes �uvres chez les esprits fertiles, il se noue entre les deux hommes, Nietzsche et le Dr Breuer, une complicit� et un �change tellement pouss�s que, loin d�inverser les r�les, ils conviendront de faire de chacun d�eux le patient et le m�decin de l�autre. Le cas Nietzsche semble m�dicalement insurmontable. Malgr� la parution du Gai savoir et de Humain, trop humain, Nietzsche est plong� dans le plus profond d�sespoir. Breuer comme par mesurer le risque de suicide gr�ce � un test infaillible : le patient se projette-t-il dans l�avenir ? Nietzsche passe all�grement l��preuve : il parlait d�une mission longue de dix ans et de livres auxquels il devait encore donner forme dans son esprit. Il n��tait donc pas suicidaire. Homme de l�errance, Nietzsche parle plus souvent d�h�tels que de chez lui : �Ma maison tient dans ma malle. Comme les tortues, je la transporte sur mon dos. Je place ma malle dans un coin de la chambre d�h�tel et, d�s que le temps devient oppressant, je l�emporte avec moi vers des cieux plus cl�ments.� Comme pour nombre d�intellectuels alg�riens, en qu�te de reconnaissance sous des cieux plus cl�ments et plus humains, cette errance vient de l�ingratitude de la m�re patrie prise au pi�ge d�un syst�me ingrat. Pour nombre de nos compatriotes qui vendent leurs pr�cieuses comp�tences ailleurs, leur situation est un autre crime du colonialisme qui, non satisfait d�avoir d�poss�d� des populations enti�res de leurs richesses mat�rielles et culturelles, r�alise l�exploit de confier leur sort � de sordides rejetons locaux hostiles au m�rite et au savoir. Qui, dans la litt�rature, la musique, la peinture, le cin�ma ou toute autre cr�ation a pu vivre de son g�nie ou le r�v�ler sur sa terre natale ? Aucun.
�- Oui, oui, dit Nietzsche d�une voix rendue aigu� par l�enthousiasme. Un professeur des v�rit�s am�res, un proph�te impopulaire� Voil� ce que je suis.� Il ponctuait chacun de ses mots par un doigt point� sur la poitrine de son interlocuteur :
�- Vous, docteur Breuer, vous vous �chinez � faciliter la vie de vos patients. Quant � moi, je me charge de compliquer les choses pour mon public invisible d��tudiants.� L�Allemagne a toujours �t� ingrate � l�endroit de Nietzsche : elle lui a ravi sa chaire � l�universit�, mis pr�matur�ment � la retraite et re�u avec d�dain des livres auxquels il a consacr� sa vie enti�re. Il est un peu un lettr� dans un monde d�analphab�tes, un intellectuel comp�tent dans un monde de m�diocres, d�ingrats. Et il en souffre terriblement : �Est-ce que je suis vivant ? Mort ? Qu�importe ? Pas de place. Pas de place. Vivre ou mourir, qu�importe ?� Il finit alors par renoncer � sa nationalit� allemande sans pouvoir pr�tendre � la suisse parce qu�il ne peut demeurer au m�me endroit. Et pourtant, il r�siste car �quand personne n��coute, il ne reste plus qu�� crier�. Aussi, quoique affubl� de jugements peu flatteurs par la masse de ses contemporains, il se consid�re comme un savant, �car le socle de ma m�thode philosophique est le m�me qui soutient la m�thode scientifique : l�incr�dulit�. Je m�en tiens toujours � un scepticisme rigoureux �. �Voyez-vous, j��cris. Et je ne parle pas. Et j��cris pour quelques personnes, pas pour la multitude.� Nietzsche sait qu�il est �plus facile de vivre avec une mauvaise r�putation qu�avec une mauvaise conscience�, ne court pas apr�s le succ�s, n��crit pas pour la multitude. Il sait �tre patient : �Peut-�tre mes disciples ne sont-ils pas encore n�s. Je suis l�homme du surlendemain. Beaucoup de philosophes sont bien n�s apr�s leur mort�. Nietzsche a ainsi fait le deuil de son pays, de ses compatriotes et de son temps : �Je n��cris pas pour les philosophes mais pour les rares personnes qui incarnent l�avenir. Je n�ai pas vocation � me m�ler aux autres, � vivre parmi eux. Cela fait longtemps que ma confiance, mon int�r�t pour les autres et mes rapports sociaux avec eux sont atrophi�s � si tant est qu�ils aient jamais exist� chez moi. Seul j�ai toujours �t�, seul je serai toujours. J�accepte mon destin.� Dans cette solitude, il aime se faire rappeler l�histoire de Hegel, cet autre philosophe allemand, sur son lit de mort, seul, avec � son chevet un unique �tudiant �qui, en r�alit�, l�avait mal compris�. Ici est sa seule voie de salut. Celle qui lui permettra de rena�tre un si�cle plus tard, en notre temps, plus fort que tous ses d�tracteurs, de prendre sa revanche sur eux et sur le sort. Apr�s avoir �crit, dans une sorte de course contre la montre, une suite d'�uvres parmi les plus exalt�es, les plus path�tiques, mais aussi les plus lucides sur lui-m�me et sur son temps, Nietzsche d�veloppe un sens aigu de la pr�monition en projetant ne pouvoir �tre lu qu'autour de l'an 2000 : la plus c�l�bre de ses �uvres, Zarathoustra, porte la d�dicace �pour tous et pour personne�.


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