Pendant plusieurs décennies, son portrait a trôné partout en Turquie. Visage énergique, cheveux blonds, yeux bleu ciel au regard perçant. Une présence jugée tutélaire, garante de l'entrée du pays dans le monde moderne. Tous les matins, les cours d'école retentissaient du serment immuable envers le "père des Turcs". "Heureux celui qui peut se dire turc !" Aujourd'hui, plus de dix ans après l'arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs du Parti pour la justice et le développement (AKP), les petits Turcs ne prêtent plus le serment de fidélité à la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie laïque et moderne, érigée dans la douleur sur les ruines de l'Empire ottoman considéré depuis le milieu du XIXe siècle comme "l'homme malade de l'Europe". Aisément reconduit au pouvoir depuis 2002, l'AKP, mouvement issu de la mouvance politique islamique, ne se prive pas de donner à la population des "conseils avisés" applicables à la vie de tous les jours, tandis que l'opposition laïque dénonce une islamisation larvée du pays. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui défend l'adhésion de son pays à l'Union européenne, combat publiquement la consommation d'alcool, conseille les femmes sur le nombre d'enfants qu'elles devraient avoir, s'insurge contre la mixité dans les résidences universitaires. Le mois dernier, la Turquie a officiellement mis fin à l'interdiction faite aux femmes de porter le foulard islamique dans les institutions publiques - sauf dans l'armée et le monde judiciaire, secteurs exclus de la nouvelle législation. Cette interdiction remontait à 1925. Face à la puissante armée turque, qui se présente depuis près d'un siècle comme la garante des idéaux kémalistes et a mené trois coups d'Etat entre 1960 et 1980, les autorités ont mené ces dernières années une offensive judiciaire. Accusés de complot, des centaines de généraux et d'officiers se sont retrouvés en prison. LIGNES DE FAILLE Ces procès tout comme la violente répression du mouvement contestataire du printemps dernier ont souligné les lignes de faille de plus en plus prononcées entre élites laïques et musulmanes. Dans ces temps difficiles, les nostalgiques de Mustafa Kemal aiment à se retrouver autour de son imposant mausolée, l'Anitkabir, érigé sur une colline d'Ankara. Pour le 75e anniversaire de la mort d'Atatürk ce mois-ci, plus d'un million de personnes se sont rendues sur place, un chiffre record depuis plus de dix ans. "Aujourd'hui, on foule aux pieds tout ce que défendait Atatürk. Il fallait bien que je marque ma réprobation", explique Özgür Diker, un agent d'assurances de 36 ans venu pour la première fois tout spécialement d'Istanbul avec cinq amis pour se recueillir à l'Anitkabir. "Le peu de démocratie que nous avons aujourd'hui, nous le devons à Atatürk", ajoute-t-il. "Le débat sur la mixité dans les résidences universitaires, c'est pour moi la goutte d'eau qui a fait déborder le vase", affirme non loin de là Nese Yildiz, une ancienne employée de banque de 46 ans. "L'Etat et ses partisans veulent s'insinuer dans nos vies, dans nos maisons. Ils veulent faire croire qu'eux seuls inculquent les valeurs morales à leurs enfants, et pas nous..." Des dizaines de milliers d'autres kémalistes ont rendu hommage à l'ancien président au palais de Dolmabahçe, à Istanbul, où le fondateur de la Turquie moderne a passé ses derniers jours. Pour eux, le fossé se creuse de plus en plus entre les deux camps - "eux" et "nous". REEQUILIBRAGE ? Il y a quelques mois, Recep Tayyip Erdogan a affirmé que les lois actuelles sur l'alcool, qu'il combat, avaient été rédigées par "deux ivrognes" - une déclaration qui a suscité la colère des kémalistes. Mustafa Kemal est mort d'une cirrhose le 10 novembre 1938. "On ne peut pas dire qu'il y ait un risque de voir la Turquie devenir un nouvel Iran mais il est vrai qu'on assiste à une offensive des censeurs en matière de morale", estime l'écrivain et universitaire Tanil Bora. Pour Erdogan et ses partisans, il s'agit tout simplement d'un rééquilibrage en faveur de la liberté religieuse après des décennies d'un régime laïque qui n'était guère enclin aux concessions. Avec toutefois un parfum de revanche. "Pendant des années, ces gens-là ont siroté leur whisky sur les rives du Bosphore (...), toisant de haut tous ceux qui n'étaient pas de leur monde", a lancé le Premier ministre lors d'une réunion publique cet été dans la province très conservatrice de Kayseri, dans le centre de l'Anatolie, visant les élites laïques. Malgré les critiques de l'opposition, Erdogan reste l'homme politique le plus populaire du pays, grâce notamment au "boom" économique que connaît l'Anatolie. "L'AKP et les partisans d'Erdogan ne cessent de caricaturer le kémalisme et de le présenter comme un courant de pensée extrémiste, ce qui attise la méfiance envers les laïques", explique Tanil Bora. Mais le Premier ministre n'est pas lui-même à l'abri de critiques, même au sein de son parti, sur son style autoritaire, illustré par la répression des manifestations du printemps dernier. Selon les statuts de l'AKP, Erdogan ne peut pas briguer un nouveau mandat de Premier ministre en 2015. Il est probable toutefois qu'il se présentera à l'élection présidentielle de 2014. S'il est élu, l'actuel chef de l'Etat, Abdullah Gül, pourrait devenir son Premier ministre.