Sur cette plage de la côte est d'Alger qui a connu d'autres années de gloire avant d'entamer un déclin qui n'en finit pas, Mustapha vient faire sa petite marche matinale quasiment tous les jours. Cela va faire bientôt quarante ans qu'il vit à Alger, mais dans l'ensemble, il a gardé son âme de montagnard et ses habitudes. Mustapha est donc resté un lève-tôt «maladif» ; et quand il lui arrive de rester au lit pour une raison de force majeure, il s'en remet difficilement. Cependant, jusqu'à ce qu'il renoue avec cette agréable sensation éprouvée à chaque fois qu'il se retrouve dehors au petit matin, il rumine une insondable et désagréable impression qu'il a perdu quelque chose. Il ne sait pas avec exactitude d'où lui vient cette addiction, mais il croit savoir qu'il tient ça de son enfance dans un petit village de montagne. Là-bas, Mustapha s'en souvient, tout se fait de bonne heure. Les matins d'hiver rigoureux, il fallait ouvrir les sentiers enneigés vers les champs, couper et ramener des branchages pour nourrir les bêtes qui ne sortent pas, vérifier les réserves de bois avant que le ciel ne se gâte, puis braver toutes les difficultés avant que le pire ne frappe aux portes. Au printemps, il faut emmener paître les troupeaux aux premières heures du jour les faire profiter au maximum de la généreuse luxuriance des champs et les rentrer repues avant que les rayons du soleil ne deviennent trop agressifs. Viennent ensuite les courtes nuits des étés transhumants. Là, il n'y a plus de matin mais seulement les premiers rais de lumière qui invitent au régal des hauteurs. Mais en toutes saisons, c'est toujours l'appel au labeur qui rythme les éveils aux aurores. Dans cette contrée où la vie n'est pourtant pas toujours facile, il arrive qu'on prenne quelques plaisirs matinaux en s'arrachant aux couchages pour aller à l'air libre, à l'instant où l'air est le plus frais, les senteurs champêtres explosives et les oiseaux aux premières notes de concert. Mustapha se souvient aussi de ces matins exaltés où il avait hâte d'aller visiter ses collets posés la veille. Le cœur serré, il partait voir s'il n'y avait pas quelque belle prise à ramener fièrement à la maison. Puis ces jeux improvisés entre les arbres où il fallait se lever de bonne heure pour trouver une place de choix. Et enfin l'école qu'il fallait rejoindre loin et par des chemins escarpés. Ce sont là ces remémorations les plus précises, parce que les autres étaient l'affaire des grands, même si ici, la vie est tellement dure que les enfants ne sont pas toujours tenus à l'écart de ces vicissitudes. Mustapha est perdu dans ses pensées quand un bruit de ressac le ramène à l'instant présent. Comme souvent depuis que cette longue plage est devenue sa promenade matinale quotidienne, il est encore rattrapé par cette vague impression qu'il avait connu cet endroit dans une autre vie, bien avant de venir habiter dans ces parages. Une nouvelle fois, il s'est dit que c'est une vue de l'esprit qu'il a fini par croire. Mustapha est rentré chez lui avec cette explication. Un peu facile tout de même, parce qu'au fond de lui-même, il n'en était pas vraiment convaincu. Et cette idée tenace a continué à le hanter, jusqu'au jour où il a rencontré le vieil Ali, son premier instit. Ce dernier, retraité depuis longtemps; était au crépuscule de sa vie; et c'est avec beaucoup de bonheur qu'il a remonté les années avec son ancien élève. Quand Mustapha a fini par évoquer cette plage et l'idée qui le tarabustait depuis longtemps, le vieil Ali lui avait expliqué que ce n'était pas du tout une vue de l'esprit : «A l'école du village, on organisait des excursions de fin d'année et je me rappelle que cette plage a été notre première destination» ! Slimane Laouari