Le syndrome du 11 septembre est né. L'activité «financière» de tout individu ou groupe suspect de terrorisme est devenue la piste privilégiée des polices qui, en Occident, enquêtent sur le financement du terrorisme d'Al Qaïda. Un groupe de 12 Algériens soupçonnés de servir de réseau de soutien logistique au GSPC ou, selon le nouveau vocable, à Al Qaïda pour le Maghreb islamique (Aqmi), a été arrêté, mercredi à Bilbao, capitale du pays basque et présenté, vendredi, au juge Eloy Velasco, de l'Audience nationale, la plus haute juridiction pénale espagnole. Le magistrat qui a conduit directement les opérations policières ayant débouché sur cette arrestation a pris et versé dans le dossier le rapport de la police parlant d'une «bande de délinquants» spécialisée dans le vol et le trafic de drogue «dont une partie de l'argent sert à financer les activités de terrorisme en Algérie». Chaînes de télévision, radios et presse à grand tirage ont annoncé l'«événement» en manchettes, comme elles le font à chaque nouveau «coup de filet» de la police espagnole en milieu émigré. Le ministre de l'Intérieur, Alfredo Rubalcaba, l'a évoqué en conférence de presse improvisée : «Ce sont 13 détenus qui font, apparemment, partie d'un groupe organisé de délinquants spécialisés dans la récolte de fonds pour financer les activités de terrorisme en Algérie.» Son département ministériel avait, peu auparavant, diffusé un communiqué insistant sur le transfert au profit du GSPC de l'argent qui proviendrait des activités de délinquance, de trafic de drogue, de recel, de falsification de documents officiels, d'utilisation frauduleuse des cartes de crédit volées, mais aussi de fonds de la diaspora algérienne établie en France et au Canada. Ce genre de scoop, la presse espagnole à grand tirage en a largement habitué ses lecteurs, depuis les tragédies terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, puis du 11 mars à Madrid. A partir de ces deux dates, le monde occidental, alors sourd aux appels de pays qui comme l'Algérie affrontaient seuls le phénomène du terrorisme, découvrait un phénomène terroriste qui ignore les frontières. Les attentats du 11 mars 2004 à Madrid avaient fait 192 morts et plus de 1300 blessés, au point de causer un véritable traumatisme au sein de la société espagnole. Le gouvernement Zapatero, installé depuis seulement un mois, dut entreprendre une vaste campagne mobilisant associations civiles et médias pour empêcher la montée de tout sentiment antimusulman. Une opération adroitement menée qui a pu aboutir au discernement entre «Islam et terrorisme». Le syndrome est, pourtant, bien là, ancré dans les esprits et bien visible dans certains comportements policiers, ou de certaines administrations qui conduira, souvent, à des dépassements. Le syndrome du 11 septembre et du 11 mars Après le 11 mars 2004, les attentats du 16 mai 2005 contre la «Maison de l'Espagne» à Casablanca – les deux attentats étant le fait d'une organisation terroriste islamiste marocaine – et une année plus tard, en juillet à Londres, finissaient de convaincre les Occidentaux, en général, que le terrorisme est bien une mouvance internationale, bien organisée, bien structurée et surtout disposant de fonds dont l'origine s'adapte à la nature des réseaux financiers dans le monde, jouissant d'un certain laxisme généré par le système financier international. De là ont commencé à naître les soupçons autour des mouvements des capitaux financiers, de l'origine à la destination de l'argent. Le syndrome du 11 septembre est né. L'activité «financière» de tout individu ou groupe suspect de terrorisme est devenue la piste privilégiée des polices qui, en Occident, enquêtent sur le financement du terrorisme d'Al Qaïda. Une telle approche fera commettre bien des dépassements «légaux» aux polices de pays de l'Union européenne, particulièrement en Espagne, où les arrestations dans les milieux islamistes, sans preuves, vont aller en se multipliant depuis 2001. Le 27 octobre 2003, quelques semaines après les menaces de Ben Laden contre l'Espagne pour son implication dans la guerre d'Irak sous l'ancien président Aznar, le CNI avait déjà adressé au gouvernement du Parti populaire une première note informative quant à la possibilité d'un attentat islamiste afin de punir Madrid et du renforcement de la présence sur le sol espagnol de militants «djihadistes». Le CNI conseillait le renforcement «des mesures de vigilance». Ce même rapport avertissait même de la préparation d'une attaque-suicide menée par d'ex-membres du GIA qui avaient trouvé dans les années 1990, un peu facilement, asile en Europe, pour échapper à ce que la presse occidentale désignait par «persécutions des islamistes par l'armée algérienne». Le syndrome du 11 mars et du 11 septembre se développera, surtout, à partir de 2006. Un rapport de police datant de cette époque évoque le «prosélytisme des groupes terroristes islamistes» en Espagne et signale que dans des «Mosquées semi-clandestines» et dans certaines zones marginalisées à forte implantation d'immigrés «la menace islamiste est réelle», notamment contre des objectifs prioritaires. L'inquiétude se justifiait par le danger encouru par les troupes espagnoles en Afghanistan – environ 700 personnes – qui sont une cible privilégiée des talibans, peut-on lire dans ce document. Comme ce fut le cas pour l'Algérie vers la fin des années 1980, les services de sécurité espagnols craignent «le possible retour» en Espagne d'«ex-combattants djihadistes expérimentés dans les conflits armés». Les groupes armés islamistes ne seraient pas affiliés à une seule organisation hiérarchisée et centralisée. «Une multitude de cellules autonomes qui jouissent d'une totale liberté d'action, parmi elles El hidjra oua takfir liée aux attentats du 11 mars» qui recrute ses éléments «dans les milieux de jeunes immigrés radicaux de la seconde génération, résidant dans les zones marginalisées où se développe un fort sentiment anti-occidental susceptible de se traduire par de futurs comportements terroristes». Passée la période des tragiques attentats, les services de police espagnols ont voulu faire dans la prévention, ce qui, dans les faits, se traduira souvent par des arrestations sans preuves. Des arrestations «sans preuves» Avant l'opération de Bilbao, par excellence le fief de l'ETA où les services de sécurité espagnols – et leurs collègues français aussi sont en alerte 365 jours de l'année – ordonnée par le même juge Eloy Velasco, chargé des activités de terrorisme, la presse à grand tirage avait annoncé, en juin, l'arrestation en Catalogne et dans le nord de l'Espagne, à Barcelone et Pamplona, de 11 islamistes algériens soupçonnés d'entretenir des liens avec Al Qaïda pour le Maghreb islamique. Un communiqué officiel, toujours rédigé dans les mêmes termes, pour les mêmes objectifs, au profit de la même cause, largement repris et commenté par les médias où rien n'est occulté : les photos des suspects, leurs noms et prénoms et l'identité algérienne. Aucune institution officielle ne s'est préoccupée – publiquement du moins – de cette disposition majeure de la juridiction universelle que «toute personne est présumée innocente jusqu'à preuve de sa culpabilité établie par la loi et la loi seule». Combien sont-ils donc ces Algériens arrêtés pour activités de terrorisme, fichés comme tels pour ensuite être relâchés pour non-lieu ou faute de preuves, après un séjour en prison de deux ans et plus ? Souvent placés en compagnie de détenus dangereux, certains ex-prisonniers en sont arrivés à la conclusion que la véritable punition pour un délit non commis – du moins non prouvé – c'est cette promiscuité. Ni les protestations des organisations civiles espagnoles, humanitaires et sociales, ni encore moins les avertissements de juges contre tout dépassement à travers ces multiples arrestations abusives, ou encore les démarches suivies des services de l'ambassade et des consulats ne semblent avoir influé sur les comportements abusifs de certaines brigades antiterroristes. Ces dernières font souvent dans le bricolage, parfois aussi le zèle, chèrement payé par les supposés terroristes islamistes. Comme dirait un avocat espagnol au cours de l'un de ces nombreux procès trop largement médiatisés qui, de surcroît, traînent en longueur, des années durant, au désespoir des prévenus et de leurs familles désespérées de leur rendre visite – faute d'un visa déjà aux conditions que l'on sait. «Pourquoi donc se compliquer la vie si le délit est souvent celui de fréquenter une mosquée, de gérer une boucherie halal ou même d'être un vulgaire pickpocket, ceci ne doit pas demander de grands renforts policiers». L'avocat a tout dit pour le juge qui a remis en liberté son client, trop heureux de fuir l'enfer de la prison pour demander réparation. Il n'a rien dit pour la police. Deux ans de détention préventive Les cas d'arrestations suivies de remises en liberté sont fréquents en Espagne. Un ancien rapport de l'administration pénitentiaire datant de 2006 estime à 1100 prisonniers algériens en Espagne, sans détailler la nature des délits. Beaucoup ont été arrêtés pour «appartenance à groupe terroriste». Parmi les cas flagrants, l'arrestation de 16 islamistes, en 2003 à Barcelone, juste avec l'invasion de l'Irak, dont l'annonce de la nouvelle avait valu un message de félicitation de l'ex-président Bush au président du gouvernement espagnol de l'époque, José Maria Aznar. L'opinion était encore sous le choc de la tragédie du 11 septembre, contexte exploité, outrageusement, par Aznar pour annoncer l'événement devant le congrès des députés.Les médias lourds feront le reste. Un ami des suspects, consterné, s'indigne : «Aznar et Bush parlant de X (son ami), mais c'est une blague». Qui a raison ? Bush ? Aznar ? Le jeune Algérien ? Cette affaire sera classée, quelques années plus tard, avec non-lieu prononcé par un célèbre juge antiterroriste pour les 16 détenus. Le laboratoire scientifique du FBI, après analyse, a conclu que la «résine» était en fait… du savon en poudre. Une conclusion qui se rapproche de ce que plaidait l'avocat des prévenus : «Mes clients sont des réparateurs de machines à laver. Une matière, pourtant, que n'importe quel chimiste espagnol reconnaît à vue d'œil. Il est arrivé que les juges, excédés par le manque de professionnalisme de la police, exigent des «preuves» avec une certaine fermeté, avant de relâcher le prévenu qui aura quand même purgé un temps en cellule. A Alicante, à partir d'une simple photo prise avec le patron d'un restaurant surveillé étroitement par la police c'est deux ans de prison. Le jeune S. H., marié à une Espagnole, ne réalise pas encore le cauchemar. Deux ans de prévention, donc sans jugement, en 2006, pour avoir voulu troquer une paella pour un couscous et serré la main du patron du restaurant algérien tenu par un barbu, étroitement surveillé par la police. «Un moment, j'étais sûr que le policier pensait, peut-être de bonne foi, en le voyant revenir à la charge avec ses questions, que j'étais une vieille connaissance de Ben Laden dont personnellement, n'étant pas politisé, je ne connaissais alors que très vaguement le nom sans savoir ce qu'était réellement le personnage». Le père de S. H., connu dans les milieux sportifs algériens, père d'une famille sans reproche, a fait la navette entre Alger et Madrid une dizaine de fois. D'autres parents de détenus n'ayant aucun moyen de se rendre à l'étranger vivront leur cauchemar à distance, avec le seul réconfort que les services consulaires algériens font ce qu'ils peuvent. Un psychologue qui suit de près certains cas de traumatisme liés aux incarcérations abusives et sans preuves sur des sujets comme celui du jeune S. H., est catégorique : «Certains Etats, parmi lesquels l'Etat espagnol et certains hommes politiques, dont Bush et Aznar, ont développé les syndromes du 11 septembre 2001 et du 11 mars 2004, au point de perdre les réflexes qui sont ceux d'un Etat de droit.» La loi espagnole modifiée depuis les attentats du 11 septembre permet des détentions arbitraires pour «prévention de terrorisme». Deux ans de détention préventive. C'est «une voie ouverte à l'abus policier», estime une jeune avocate du barreau de Madrid. Trop heureuse d'avoir pu prouver un alibi à son client. Pourtant. «Si l'accusation avait cru de son obligation de prouver la culpabilité de mon client, je n'aurai pas mené une enquête pour chercher des alibis», dit-elle indignée par le «déni de justice» qui plane comme une épée de Damoclès sur la tête des islamistes. Le système du «quota minimum» Innocents, petits délinquants abusés par les réseaux de soutien au terrorisme, pour une falsification d'un document ou une carte de crédit volée, islamistes actifs, tout est amalgamé. L'Audience nationale espagnole avait décidé, en juin, la remise en liberté de Ziani Mahdi, l'un de ces désormais nombreux Algériens poursuivis dans l'«Affaire Nova». Une opération montée en plusieurs épisodes à la manière des feuilletons policiers (Nova I, Nova II, Nova II… Sello I, Sello II, Tigris I et II, Union I et II et la liste est encore longue) contre un groupe terroriste qui voulait – selon l'accusation – faire voler le stade Bernabeu avec ses 100 000 spectateurs et plusieurs édifices officiels à Madrid dont le propre siège de l'Audience nationale. Une cible pour motiver les magistrats ? Un 11 septembre bis ? Finalement, le juge n'a pas retenu ce chef d'inculpation contre les 30 accusés, dont Ziani, arrêtés entre octobre et novembre 2004, mais seulement celui d'appartenance à organisation terroriste islamiste. Encore que dans cette accusation «on peut tout y mettre», estime une avocate d'une association d'immigrés : «Du vol d'argent au profit du GSPC, la falsification de documents d'identité au profit des terroristes… à l'attentat suicide». Ziani Mahdi, condamné à 5 ans, sera le premier des accusés dans cette affaire à être remis en liberté, une fois confirmée la sentence de l'Audience nationale. Sur les 30 accusés, le juge Baltazar Garzón ne gardera en prison, la semaine dernière, que 3 Marocains, ceux-là impliqués, en effet, dans des opérations de soutien au terrorisme avec Al Qaïda. Un autre citoyen algérien, Ahmed Brahim, détenu depuis le 14 avril 2002 à San Juan de Espi (Barcelone) sous l'inculpation d'appartenance à l'organisation terroriste Al Qaïda, a écopé de 10 ans de prison. «Injustement inculpé», selon sa femme et son avocat, il clame son innocence à ce jour. Architecte de son état, le procureur l'avait accusé d'avoir confectionné un site web pour appeler au djihadisme, accusation qui lui vaudra 10 ans de prison ferme. Les avocats des islamistes, plus proches des milieux des organisations civiles et humanitaires qui assistent les immigrés que du barreau, expliquent le pourquoi du zèle de certaines brigades antiterroristes : «L'obligation de résultats». Ou encore le minimum exigé en arrestations de «suspect de terrorisme», dans les milieux du terrorisme dormant ou son vivier que constitue la communauté musulmane. De plus en plus dans le milieu de la petite délinquance avec lequel Al Qaïda aurait jeté des ponts. Cette obligation de résultats a fait scandale dans la presse, au début de l'année, lorsqu'une instruction avait été donnée (par qui ?) à la «estrangeria» (la police de l'immigration) de «respecter un quota hebdomadaire minimum d'arrestations de sans papiers». Le ministre de l'Intérieur s'est défendu d'avoir donné ou avoir été mis au courant d'une telle initiative. Il s'est toutefois gardé de pointer du doigt le directeur général de la police, auteur présumé de cette instruction controversée. Les «quotas minimums» c'est un peu l'histoire de la prime de rendement dans une entreprise économique», plaisante un journal satirique. De l'instruction officielle au dépassement, le pas est donc vite franchi avec le placement en cellule, respect du quota hebdomadaire oblige, d'émigrés légalement établis en Espagne. La prison : une école pour le «djihadisme» Selon une organisation humanitaire qui a apporté son soutien à de nombreux Algériens arrêtés sans preuves, l'un des rares Algériens contre lequel il y a eu des preuves de son appartenance à une organisation terroriste est Abdelkrim Bensmaïl, lequel n'a jamais fait mystère de son appartenance à l'ex-GIA, sont assez lourdes. Les terroristes islamistes poursuivent leur travail d'endoctrinement en prison des «frères» arrêtés sans preuves ou de la petite délinquance. Les experts font ressortir le faible contrôle des internés islamistes dont une partie exerce sur les autres détenus de la même communauté «une réelle autorité salafiste et djihadiste». Le syndicat des prisons indique, à tire d'exemple, que dans la prison Picassent de Valence, pas moins de «40 hommes du culte rendent visite aux prisonniers sans aucune forme de contrôle». Mais plus préoccupant, selon Arcaip, c'est le rôle de propagande djihadiste que jouent dans les prisons les 142 prisonniers condamnés pour terrorisme islamiste, du moins la majorité d'entre eux qui n'est pas isolée. «Il n'y a rien de plus facile que de convertir un petit délinquant en prison en fondamentaliste de conviction», estime le représentant d'une organisation civile.