Le Temps d'Algérie : Comment expliquez-vous la hausse des transferts de devises en Algérie ? Le Cnes évoque un montant de 30 milliards de dollars en 2015... Mouloud Hedir : Le Cnes prévoit effectivement un déficit de 30 mds de $US au niveau de la balance des paiements pour l'ensemble de l'année 2015. Il correspond à l'extrapolation sur une base annuelle du déficit constaté pour le premier semestre 2015. L'origine de ce déficit est bien connue, c'est d'abord l'effet du grave déséquilibre de la balance commerciale, lié à la chute sévère des recettes d'exportations d'hydrocarbures, ce qui arrive pour la première fois depuis les années 1990. A cela s'ajoutent le déficit de la balance des échanges de services et celui de la balance du compte capital. Au plan économique, il y a trois constats à tirer. Le premier est que la chute de nos recettes pétrolières, par-delà son ampleur, ne fait que révéler ce sur quoi tous les experts n'ont jamais cessé d'alerter depuis quarante ans, à savoir l'extrême vulnérabilité d'une économie totalement dépendante des exportations d'un seul produit. Le second constat est celui de cette absence totale de réaction face à un déficit structurel de la balance des services et, en particulier, celui des postes «transports maritimes» et «voyages». Nous sommes l'un des très rares pays de la zone méditerranéenne à être en déficit sur ces segments de marché. Le développement du secteur des services est gravement négligé dans notre pays et n'a jamais l'objet d'une attention suffisante de la part de nos autorités, alors qu'il aurait dû être le support majeur de la compétitivité de notre économie. Comme par hasard, c'est le secteur où perdurent encore de nombreux monopoles, sources de surcoûts, de distorsions et d'inefficacités. Le troisième constat a trait à la trop faible attractivité de notre économie pour les capitaux étrangers, ce qui aurait dû constituer une des voies de la diversification du financement de notre économie et de notre système de production. Le contexte global est donc très inquiétant, même s'il est vrai que ce déficit préoccupant de la balance des paiements est amorti pour l'instant par des réserves de change encore confortables. Cela amène à observer que nous sommes en train de vivre un scénario en tous points semblable à celui des années 1980-1990. En d'autres termes, nous n'avons tiré aucune leçon de la grave crise que nous avons traversée et des dangers de notre vulnérabilité économique, puisque, avec l'embellie financière des années 2000, nous avons totalement stoppé le train des réformes de notre économie. Les reprendre très vite est maintenant d'une urgence absolue. Comme en 1990, si nous ne faisons pas nous-mêmes ces réformes, elles nous seront imposées de l'extérieur, via le FMI ou par d'autres canaux, avec les dégâts économiques et sociaux que chacun a encore en mémoire. Pour certains observateurs, la hausse des transferts de devises est inquiétante et nécessite une réaction des autorités publiques. Quel est votre avis ? Comment l'Etat peut-il réduire cette facture ? Si ce déficit de la balance des paiements devait se maintenir en l'état, cela risque d'être fatal à la bonne marche de notre économie et menaçant pour la stabilité de l'Etat algérien. Encore une fois, c'est là une expérience douloureuse que nous avons déjà vécue il y a vingt ans, et la sagesse voudrait que l'on prenne pour une fois des mesures radicales et salvatrices pour sortir du piège qui est en train de se refermer sur nous. Je vois bien que la tentation première des autorités est celle de travailler à réduire les importations à travers toutes sortes de mesures restrictives. Pour l'immédiat, cette tentation est compréhensible et sans doute inévitable. Mais, à terme, réduire les importations ne peut pas fonder une politique économique, cela déprime l'activité économique et aggrave le chômage, et puis, les restrictions administratives sont source de corruption, de distribution de rentes, et tout cela génère de l'inflation et accroît les incertitudes. Il faudra réformer en profondeur notre système d'échanges extérieurs et cela ne peut pas se résumer à quelques mesures cosmétiques ou à quelques ajustements administratifs dans la régulation des importations. Nous devons prendre des mesures difficiles, comme celles qui consistent à substituer les subventions aux producteurs agricoles à celles des importations alimentaires ; nous devons transformer de fond en comble et à très bref délai le climat des affaires pour nos producteurs et nos investisseurs, et, surtout, nous devons faire de nos secteurs de services des centres d'appui à la performance de nos entreprises au lieu qu'ils soient comme aujourd'hui des sources de blocages et de surcoûts pour l'ensemble de notre économie. Les graves perturbations qui affectent notre commerce extérieur ne se réduisent pas à de simples épiphénomènes ou à des déviations liées à quelques comportements délinquants. Elles ont pour nom : la dépendance alimentaire, des industries non performantes, un modèle énergétique désarticulé, un système financier inadapté, des réseaux de transport inefficaces, et toute une économie qui est décrochée du mouvement de la mondialisation. Il faut bien comprendre que la mise à niveau de notre système d'échanges extérieurs est une tâche lourde, elle touche nécessairement à l'organisation de notre système économique, et en ce sens, elle a besoin d'un débat public de fond impliquant tous les acteurs économiques et sociaux. Tout cela dépasse de loin la recherche d'une réduction des importations. Selon des experts dans le domaine des transports, l'Algérie paie des frais supplémentaires en matière de transport maritime. Le week-end adopté par l'Algérie est également dénoncé. Que pensez-vous au juste de ces questions ? La logistique de transport, et singulièrement celle des transports maritimes, est au cœur de toute organisation du commerce extérieur. Et à ce sujet, nos retards sont gigantesques. La Cnan a quasiment disparu des écrans dans l'indifférence totale. Voilà plus de dix ans que la Banque mondiale (cf. le rapport annuel Doing Business) attire notre attention sur les surcoûts faramineux des taux du fret de marchandises vers notre pays, sans que cela fasse réagir nos administrations. Les temps de transit des marchandises dans nos ports se comptent en semaines et en mois, avec des surcoûts effarants pour nos entreprises, pour des opérations qui ne devraient pas prendre plus de 48 heures. Les ports algériens et, plus généralement les insuffisances de l'organisation de la chaîne maritime, sont au cœur des perturbations de notre commerce extérieur. Dans la longue liste des transformations de notre économie et de notre commerce extérieur, ce dossier-là est sans conteste, vu ses enjeux économiques et financiers, un des plus urgents et des plus sensibles.