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«L'Algérie perd 6 à 7 milliards USD par an»
Kamel Khelifa, manager en commerce international (transports et logistique)
Publié dans El Watan le 08 - 10 - 2012

Diplômé en 3e cycle du CECE/CSTI (Marseille), Kamel Khelifa dissèque dans cet entretien la grave crise dont se débat le pavillon national et ses retombées économiques désastreuses pour la collectivité nationale. Sans ambages, il démontre l'absence de vision économique et de développement pour des secteurs aussi stratégiques que celui des transports en général et celui du transport maritime en particulier.
-Flotte nationale en fin de vie, absence d'investissements dans de nouveaux armements, beaucoup d'argent dans les caisses de l'Etat, capitaux étrangers étanches à toutes formes de partenariat. L'industrie des transports maritimes serait-elle synonyme d'industrie lourde, complexe et à hauts risques ?
Il s'agit d'une industrie transport à forte intensité de capitaux, où les partenariats ne peuvent être appréhendés qu'en termes de rapport de force, surtout que le transport maritime est une activité qui a prospéré à la faveur de l'international, depuis la navigation à voile à nos jours. Même durant la guerre froide et la politique des blocs, aucun pays ne pouvait assurer à lui tout seul la couverture totale de son commerce extérieur avec sa propre flotte, Aujourd'hui, si un pays est dans une position de force économique et commerciale, il peut vendre et la marchandise et la logistique qui l'accompagne. C'est l'apanage des pays qui ont développé des visions et des stratégies en matière de commerce extérieur et de transport maritime, car les enjeux économiques sont énormes.
L'exemple le plus frappant est celui de la Suisse qui n'a pas de façade maritime, mais qui est pourtant leader dans ce domaine. Les transports maritimes, qu'on appelle l'or bleu dans les pays qui en ont compris l'importance stratégique, représente en volume quelque 8000 milliards de tonnes de marchandises échangées entre les nations. Il faut savoir également que la part logistique dans l'achat d'un produit de «magasin à magasin» se situe dans une moyenne mondiale de 16%, elle est de 5% dans les pays développés et la facture d'acheminement vers l'Algérie peut atteindre les 35%, se traduisant par une enveloppe financière en devises de l'ordre de 13/14 milliards USD/an.
Le calcul est simple, il suffit de prendre à peu près le tiers de la facture globale des importations qui est de l'ordre de 45 milliards USD en 2011. Donc, les manques à gagner de l'Algérie sont à peu près de 6 à 7 milliards USD par an. Ils sont générés notamment par les surcoûts du fait que : ni les importateurs algériens n'ont de maîtrise avérée du commerce international (on achète et on vend seulement devant notre porte), ni les administrations ne sont en mesure de les encadrer, ni l'homme politique n'a développé jusque-là de vision stratégique permettant de limiter la saignée de la balance des paiements du pays. Toute activité stratégique doit être encadrée moins par des administrations que par de l'expertise.
-Le transport maritime conteneurisé en Algérie est sous le diktat des trois conglomérats CMA, MSC et Maersk Line. Cette situation, serai-elle due au seul facteur de la proximité géographique ?
La nature ayant horreur du vide. Il était tout à fait normal que ces trois armements (il y en bien d'autres) occupent l'espace laissé vacant par le pavillon national. La question qui mérite aussi d'être posée est de savoir quelle est jusque-là la volonté manifestée par notre pays pour contrer cette mainmise du marché algérien ? Le désarmement du pavillon national, qui a pourtant connu des jours meilleurs, avec un taux de couverture de 40% de notre commerce extérieur dans les années 80, avec des navires affrétés et en propriété, s'est fait dans l'indifférence générale.
Tout au plus a-t-on apporté quelques réaménagements au code maritime. Chez nous, généralement lorsqu'on est en face d'un écueil ou d'un péril, on s'empresse de faire appel à un bureau d'études étranger ou d'apporter des modifications à des codes, croyant que l'un et l'autre vont traduire en acte les chiffres et les lettres contenus dans des rapports établis ou des textes de caractère législatif ou réglementaire… Le code maritime algérien a été modifié plusieurs fois, ce n'est pas ça qui a empêché le pavillon d'être en berne, sans favoriser la venue de nouveaux investisseurs dans le secteur. Les solutions existent bien sûr, mais il faut une immense volonté politique, pour non seulement se défaire de cette dépendance, mais renverser la tendance par la récupération de ce qui nous revient de droit, en l'occurrence le partage du fret… S'il y avait une écoute active de la part des décideurs, je vous promets que notre pays pourrait récupérer les 6/7 milliards USD perdus par an, de quoi reconstituer, avec une infime partie de cet argent, la flotte algérienne en 3 à 4 années seulement.
-Comment est-on arrivé à un tel désastre ? Cette mainmise sur le marché algérien, serait-elle une fatalité ?
Il me semble que c'est le résultat d'une politique qui brille par l'absence de vision économique et de développement de schémas stratégiques par secteur. Dans le cas des transports, l'Algérie est absente du concert des nations dans de nombreux domaines stratégiques. Nul ne sait, par exemple, sa position à l'égard de Conventions internationales, élaborées par ceux qui guident le monde, comme les Règles de Rotterdam, dont les enjeux stratégiques sont appréciés, selon que l'on soit un pays de chargeurs ou de transporteurs maritimes. Etant un pays de chargeurs avec 2% de taux de couverture par notre propre flotte, notre code maritime est pourtant favorable, en cas de litiges, aux transporteurs maritime.
D'un côté, on leur conçoit des cadres juridiques sur mesure et de l'autre, on les tient responsable de nos malheurs. Ceci dit, il me semble indiqué d'interroger les responsables des ministères des transports, des finances, du commerce, et par delà ces départements ministériels qui n'ont pas joué leur rôle de veille, le CPE (Conseil des participations de l'Etat) qui préside aux destinées de certaines entreprises publiques, parmi lesquelles la CNAN. On a tendance dans ce pays à oublier la part de responsabilités des administrations et des hommes politiques, sans lesquels rien ne peut se faire, dans un sens ou un autre, de la part des entreprises publiques (et même privées).
-Le FCE a préconisé, lors de sa dernière rencontre consacrée à cette problématique, la création d'une chambre maritime. Qu'en pensez-vous ?
Je ne saisis pas le sens, ni la portée de cette proposition. L'un des intervenants affirme que «cette organisation, dotée d'une autorité réelle et jouissant d'une position de proximité avec les pouvoirs publics, aura en charge une mission d'évaluation permanente de l'activité…» Plusieurs concepts dérangent dans cette idée que ce soit dans la forme ou dans le fond, car les mots véhiculent des concepts sémantiques et pratiques, dont les unités linguistiques doivent être manipulées avec soin. Qu'il s'agisse d'une association ou de chambre, cela veut dire qu'on évoque une organisation qui ne peut être «dotée d'une autorité», privilège de l'Etat, dont le rôle régalien en l'espèce doit être inspiré par la neutralité, de surcroît, à l'égard d'entreprises couvertes par le droit algérien, même si elles sont étrangères.
Est-ce à dire que ces transporteurs maritimes, dont les plus importants sont présents en Algérie, à travers leurs filiales de droit algérien, seront frappés d'excommunication ? Si tel était le cas, je me demande comment ferait cette chambre pour mettre en œuvre une politique discriminatoire à l'égard de transporteurs (qui pèsent de tout leur poids, soit 98 % des échanges de l'Algérie). En revanche, j'aurais voulu voir le secteur des échanges extérieurs (puisque c'est de commerce international dont il s'agit) s'organiser autour d'une association de chargeurs (importateurs et exportateurs, bien encadrés par des experts pour leur apprendre l'acte d'acheter, de vendre, en leur inculquant la culture du commerce international) incoterms, modes de paiements internationaux, règles et principes de l'affrètement et des transports, à travers la maîtrise des chartes-parties, des connaissements…
Le jour où l'acheteur algérien comprendra son intérêt propre et ceux de son pays (sans devoir recourir aux magouilles ou se livrer à de la paresse intellectuelle), il lui appartiendra de négocier (à défaut de dicter) les termes commerciaux de l'achat de sa marchandise et par voie de conséquence de son transport, de son assurance, etc., à charge pour l'Etat de lui créer un cadre incitatif pour ce faire. D'un autre côté, pour améliorer la performance logistique, notamment le transit portuaire, il est fortement recommandé l'organisation d'une communauté portuaire, dans laquelle serait associée, au capital social des ports, toute la famille des échanges (transitaires et gros chargeurs), des transporteurs (routiers, consignataires, courtiers maritimes, etc.) : la formule a été éprouvée avec bonheur par nos voisins marocains où le port de Casablanca appartient à ses utilisateurs et usagers… et non à une «autorité portuaire qui ne rend de compte qu'à elle-même»…
Ce secteur n'a pas pu échapper à la crise économique mondiale. Certains armements dans le monde, arabes y compris, en ont profité en achetant à bon prix des porte-conteneurs commandés en spéculation. La CNAN ne pourrait-elle pas saisir cette opportunité ?
Le problème de la CNAN n'est pas lié à un besoin d'argent pour l'investissement autant qu'à un «plan de navigation» clairement établi par des experts et validé par des autorités. Cette compagnie a été renflouée à plusieurs reprises pour la laisser finalement naviguer à vue pendant des années. Au lieu de lui fixer un cap, avec des objectifs clairs de récupération des parts de marché perdus, en contrepartie de cette aide, on l'a autorisée, entre autres, à créer des activités de transport de voyageurs, alors qu'il en existait une (Algérie ferries).
Ce qui l'a détournée peu à peu de l'activité des transports des marchandises au profit de transporteurs tiers, auxquels vous faites allusion. Je pense qu'il faut laisser la CNAN mourir de sa plus belle mort, car elle connaît un problème insoluble de management, en raison particulièrement des lourds passifs accumulés pendant des ans. En la matière, l'étatisme a vécu en Algérie. La solution réside de mon point de vue dans le quirat (de l'arabe souscription), système créé par les musulmans au XIe siècle et que la France a tenté de remettre au goût du jour dans les années 1990, lorsque son pavillon commençait à prendre eau de toutes parts, jusqu'au jour où la mondialisation et la globalisation sont passées par là.
C'est une forme de souscription qui permet de constituer une cagnotte constituée de Partenariat public-privé (PPP), placée sous le contrôle de comités de surveillance des actionnaires publics et privés, pour limiter les risques de gestion dans une activité où le dernier des navires neuf coûte des dizaines de millions USD. Il n'est pas tellement important pour un Etat que le transport maritime ne réalise pas de gros profits, il importe cependant, à défaut de parvenir à un équilibre des comptes, du moins de réduire l'hémorragie des devises. L'enjeu stratégique se situe donc au niveau de la balance des paiements : positive/négative, dans le cas de l'Algérie elle est hémorragique.


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