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Ahmed Rouadjia, professeur d'histoire et de sociologie politique, au Temps d'Algérie : «La sortie médiatique du général Toufik m'inspire indifférence et dégoût»
Ahmed Rouadjia est un observateur avisé de la scène politique. En tant que directeur du laboratoire d'études historiques, sociologiques et des changements sociopolitiques à l'université de M'sila, il est sans doute bien placé pour poser un regard objectif sur l'actualité politique, ses vagues et ses implications. Dans cet entretien, il critique sans distinction le gouvernement, l'opposition et les généraux. Il s'en prend notamment à la pasionaria Louisa Hanoune dont il dénonce des «convictions flottantes» et le général de corps d'armée à la retraite Toufik, à qui il reproche d'avoir parlé au mauvais moment. Le professeur pense, par contre, que Amar Saâdani «est un très bon joueur politique». Le Temps d'Algérie : Quel commentaire vous inspire l'ébullition qui s'est emparée de la scène politique ces derniers jours, ponctuée par une violence verbale inédite ? Ahmed Rouadjia : Cette agitation médiatique tous azimuts, et ces accusations mutuelles de «dérive politique» et de «trahison» que se lancent certains leaders politiques, traduit une grave crise au sein de l'Etat. Par crise, il faut entendre la déliquescence des institutions qui est consécutive à l'affaissement des valeurs éthiques, politiques et patriotiques. On parle ici d'un certain nombre de valeurs qui ont constitué, jusqu'à une époque pas très lointaine, le ciment de l'unité de la nation, sa marque distinctive, singulière par rapport à l'altérité, l'Autre. Or, toutes ces valeurs, y compris les valeurs héritées de ce qu'il est convenu d'appeler nôtre «Glorieuse Révolution», s'effilochent de plus en plus, s'effacent devant la quête des valeurs matérielles et symboliques, tels que le pouvoir, le prestige et l'enrichissement facile, sans effort ni contrepartie pour le Trésor public. Remarquez que la notion même de la nation ainsi que le sens de l'Etat, en tant que force transcendante, garante de l'unité et de l'indépendance du pays, se perd jusqu'au souvenir. Ne pensez-vous pas que toute cette agitation participe d'une guerre de position qui va bien au-delà des contingences du moment ? Il y a comme une bipolarisation de la vie politique qui pointe à l'horizon… Les redistributions des «fonctions», des charges, et partant les redistributions de la richesse de la nation générée par la manne pétrolière, entre les détenteurs des leviers de l'Etat, sont un état permanent et se font toujours en fonction des «recettes» et des rapports de force au sein du pouvoir étatique. Quant à la bipolarisation de la vie politique, elle n'a aucun sens dans le contexte spécifique du pays, dans la mesure où personnel gouvernemental et d'«opposition» s'accordent, de manière tacite, à gouverner le pays de manière improvisée, et presque à la petite semaine. La sortie médiatique et non moins surprenante de l'ex-patron du DRS, Mohamed Mediène, semble marquer un point de rupture. L'armée sera-t-elle, d'après vous, appelée à assumer un rôle politique ? L'armée, contrairement à ce que l'on répète ici et là, ne s'est jamais retirée de la scène politique. Ses interférences dans la vie tant civile que politique n'ont jamais cessé. Elles ne le cesseront jamais tant que les civils – les politiques – restent incapables de s'affranchir de la tutelle des militaires. Pusillanimes, timorés, lâches et hétéronomes, nos hommes politiques ont besoin, pour exister, des militaires et les militaires ont besoin de ces civils obéissants et intéressés par les fonctions qui leur sont dévolues pour s'imposer comme les arbitres incontournables en cas de graves crises politiques. Quant à la sortie médiatique, bruyante et tonitruante du général Mohamed Mediène, alias Toufik, elle ne marque pas une rupture entre les militaires et les civils qui leur sont inféodés, mais seulement une crise de recomposition suscitée par un changement des rapports de force au sein du sérail et qui semble pencher momentanément – et seulement momentanément – en faveur du «clan» présidentiel. Pour ce qui concerne les partis politiques qui se départagent entre l'armée, surtout le DRS (Louisa Hanoune du PT, par exemple) et le clan présidentiel, il faut savoir que cette polarisation n'est pas déterminée par des positions politiques nobles, mais obéit uniquement à la logique des intérêts des clans antagoniques en présence… Comment croire que ceux et celles qui ont soutenu de bout en bout le président Bouteflika dans ses politiques de «réforme» et de «réconciliation nationale», tels Mohamed Mediène, Louisa Hanoune, le groupe des 19, peuvent bénéficier aujourd'hui de quelque once de crédit politique ? Sont-ils plus patriotes, plus honnêtes et plus réformateurs que le président Bouteflika et ses partisans ? Ce que m'inspire la soudaine «sortie de Toufik», après avoir observé un silence épais durant 25 ans, c'est l'indifférence et aussi le dégoût. Pourquoi parler aujourd'hui, et non les années d'avant où les Algériens attendaient, inquiets, qu'il leur parle dans les yeux et qu'il dise qui est-il et ce qu'il compte faire pour sécuriser le pays ? Pourquoi ce Toufik avait-il vécu si longtemps «caché» au point où tous les Algériens le prenaient non pas pour un «général normal» mais pour un «fantôme» ? Telle est ma réponse à votre question. Précisément, le SG du FLN, Saâdani, s'en est violemment pris récemment à Toufik. «La chute du parrain», affirme-t-il, ouvre la voie à l'avènement d'un «Etat civil». Un commentaire ? J'entends autour de moi et je lis sur les réseaux sociaux que Amar Saâdani était un excellent joueur de derbouka. Mais ce que l'on oublie de dire, c'est qu'il est très bon joueur politique aussi, c'est un art dans lequel il excelle en effet. En critiquant violemment le malheureux général Toufik et en lui prédisant une chute vertigineuse et un discrédit total, Saâdani n'a fait jusqu'ici que ce qui lui a été demandé de faire : disqualifier aux yeux de l'opinion nationale et internationale la personne de Toufik en lui imputant une série de crimes politiques. Certaines accusations de Saâdani sont fondées, mais l'on se demande pourquoi l'accusé Toufik n'a a pas été mis sur la sellette 15 ans plus tôt ? Enfin, Saâdani n'est pas seulement un artiste en percussion, mais un bon joueur politique, puisqu'il a été le seul à avoir brisé un tabou : Toufik a beau se dire «Rab El Dzaïr», il a fini par être démasqué et désacralisé par Saâdani. Quant à croire que «la chute du parrain» ouvrirait la voie à l'instauration de «l'Etat civil», l'Etat de droit, elle relève d'une pure fiction destinée à tromper l'opinion publique. Louisa Hanoune se présente comme l'avocate patentée des généraux à la retraite, notamment Toufik et Hassan. Qu'est-ce qui la fait courir selon vous ? Que pèse-t-elle politiquement aujourd'hui ? Par nature excitée, lunatique, versatile, flottante dans ses principes comme dans ses convictions, Louisa Hanoune ne pèse en rien sur le cours des évènements politiques dont beaucoup de variables lui échappent complètement malgré le fait qu'elle peut paraître «bien informée» de ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir. Elle a soutenu le contrat national de Sant-Egidio contre les militaires éradicateurs, dont Toufik. Elle avait attaqué Bouteflika au début de sa magistrature, puis s'est ralliée à lui, l'a défendu jusqu'au quatrième mandat, et la voici qui se retourne contre lui pour prendre parti avec Toufik, la tête pensante de l'éradication !!! Cette dame a beau brailler, rameuter ses partisans, courir à la rescousse du général Toufik, elle n'obtiendra rien qui vaille la peine. Le pouvoir a besoin de ces figures politiques aux principes «mous», changeants, qui braillent sur la place publique et qui donnent l'impression – fausse – au monde extérieur qu'il existe une véritable opposition démocratique dans le pays. Quid du deuxième congrès baptisé «Mazafran 2» que les partis regroupés au sein de l'Isco projettent de réunir. Pensez-vous qu'ils puissent vraiment secouer le cocotier ? La réunion prévue par l'opposition à (Mazafran II) et à laquelle s'est joint un chapelet de personnalités politiques plus ou moins indépendantes pour discuter une formule de sortie de crise, telles des élections anticipées, ressort d'une initiative louable mais condamnée d'avance, selon moi, à l'échec. Car pour que des élections anticipées réussissent, il faut qu'il y ait des partis et des candidats crédibles, qui font le consensus. Or, de telles conditions ne sont point réunies, et les figures que l'on voit à la télévision semblent soient vieillies, usées jusqu'à la corde, soit des figures «jeunes», mais ni mûres ni indépendantes de leurs créateurs : le pouvoir politique et celui des puissances économiques privées. Homme des appareils politiques, Ahmed Ouyahia et son parti sont en pleine désaffection et ne représentent qu'une petite élite politique en plein désarroi. Quant aux islamistes, en particulier ceux issus du FIS dissous, ils nous paraissent constituer une force politique diffuse au sein des grandes agglomérations urbaines, et pourraient tôt ou tard se poser et s'imposer comme une alternative politique. Mais en attendant, ces islamistes que le temps et l'expérience ont rendus prudents, travaillent dans l'ombre et observent avec une attention soutenue les évolutions internes et internationales. Et la société civile dans tout ça ? Il y a une crispation politique sans précédent, une lutte sans merci entre les différents clans d'intérêts au sein du pouvoir politique. La situation politique est dangereuse et risque, à mon avis, si les affrontements qui se font en vase-clos continuent avec la même intensité, de conduire le pays vers de graves évènements dont il est difficile d'évaluer les conséquences. Ni la classe politique ni l'opposition ne sont capables aujourd'hui de trouver une issue à la crise qui a atteint d'ores et déjà son acmé. Quant à la société civile, je dis et je répète qu'elle n'existe que sous une forme larvaire, inorganisée et mal représentée, elle se trouve complètement plongée dans une situation d'attente angoissée, elle est si inquiète et inhibée par tant de mauvais souvenirs et d'incertitudes qu'elle est incapable de secouer sa léthargie, son propre cadavre… Entretien réalisé par