«Merci, Madame. Au revoir et bonne année.» Celui qui a dit ça est un boulanger sexagénaire algérois. Eh oui, il reste, dans cette capitale livrée à la décrépitude, des commerçants encore capables de politesse à l'endroit de leurs clients. Le bonhomme, bien ancré dans sa ville et solidement attaché à une certaine conception de la vie, s'adressait ainsi à une vieille française aussi connue que lui dans le quartier. Eh oui, pour un tas de raisons, ils ne sont plus nombreux, les Français à vivre encore sous notre pan de ciel mais il en reste quelques-uns, tout de même. Et quand, après la baguette et la monnaie, le brave boulanger avait lancé son «merci, Madame, au revoir et bonne année», il ne l'a pas fait parce que sa cliente avait à ses yeux un statut spécial pour mériter plus d'égards que tous ses autres clients. Il l'a fait parce qu'il en a toujours été ainsi, et pour tous ceux qui lui achètent une baguette ou deux croissants. La bonne dame le sait et elle doit être ravie que des commerçants, ou plus généralement des hommes comme celui-là existent encore. Ça ne règle rien sur les questions de fond mais c'est toujours un peu rassurant de savoir qu'ils sont là. Mais voilà. Même si avec son foulard maladroitement enroulé sur la tête, elle ne pouvait tromper personne quant à sa culture et ses habitudes vestimentaires, Madame a apprécié le «merci Madame, au revoir Madame», mais elle n'a pas aimé qu'on lui dise «bonne année Madame», parce qu'elle est… musulmane, a-t-elle clamé haut et fort, de façon à ce qu'il n'y ait aucun risque que personne ne l'entende pas. Ils sont ainsi les nouveaux convertis, ils sont tout de suite dans le zèle et la surenchère. Car ça fait suffisamment longtemps qu'elle est dans cette ville pour savoir qu'on s'est toujours souhaité la bonne année, indépendamment de la religion de chacun, avant que ne s'installe la terreur rédemptrice. Car il y a plus grave que le zèle dans la manifestation de sa foi. Il y a la peur… et la simulation qui en résulte. Dans un pays où un homme retient sa respiration pour que le petit illuminé qu'il croise dans l'escalier de son immeuble ne puisse pas sentir le verre de vin qu'il venait de prendre, dans un pays où de courageux pâtissiers affichent qu'ils… ne vendent pas de bûches de fin d'année pour échapper aux représailles mais en vendent quand même sous le manteau, dans un pays où l'espace public – et parfois privé – est entièrement livré à l'obscurantisme qui le régente par la violence, il n'est pas étonnant de voir des expressions du genre de la vieille française. Non, Madame, ce n'est pas parce que vous êtes musulmane que vous ne voulez pas qu'on vous souhaite la bonne année. Mais parce que vous avez peur. C'est horrible, la peur ! Slimane Laouari Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.