Personne n'a jamais su d'où il venait mais les gens d'un certain âge se souviennent. Quand il avait débarqué dans ce grand village de basse Kabylie, Djilali travaillait à la Sonelgaz. Avec son équipe, il installait les poteaux électriques. Les ouvriers logeaient alors dans des cabines sahariennes installées dans un champ et très vite, Djilali avait intégré la vie locale, en dépit de son kabyle très primaire. Pour tout le monde, les rudiments de la langue dont il usait, il les avait appris au gré des chantiers, même si ce n'était que des déductions. Il faut dire que Djilali n'était pas très disert sur ses origines, et quand il en parlait, c'était en des termes très vagues et souvent contradictoires. Il vient de la région de Sétif un jour, sa mère est de Dellys et son père de Sour El Ghozlane le lendemain, et de Boufarik la semaine d'après. Jusqu'à ce que tout le monde finisse par désespérer de savoir d'où il vient avec précision. D'ailleurs personne n'insistait sur ça. Djilali était un jeune homme attachant, serviable et par-dessus tout, il faisait rire tout le monde avec son «kabyle cassé» dont il usait sans complexe. Il désespérait même ceux qui, par courtoisie, faisaient l'effort de lui parler en arabe. Djilali avait commencé par se familiariser avec les commerçants du coin, puis s'installait le soir au café en se mêlant aux discussions et avait fini par intégrer les tables de dominos ou de «ronda», signe suprême d'assimilation. Au bout de quelques mois, on avait commencé à l'inviter aux fêtes comme un villageois à part entière. Quand le chantier était terminé et que tous ses collègues venus d'ailleurs étaient partis, c'est presque sans surprise que les habitants avaient remarqué que Djilali était encore là. Quelques âmes sensées lui avaient bien dit que ce n'était pas très sage de ne pas rejoindre sa famille et surtout de renoncer à son travail, mais sans résultat. Djilali est donc resté dans ce village comme s'il y était né et y avait toujours vécu. Il avait loué une vieille petite maison et vivait au jour le jour, de petits boulots et parfois de rien, comme tous ceux du village qui n'avaient pas de travail fixe. Puis, les choses ont commencé à devenir difficiles pour tout le monde. La vie chère, le travail de plus en plus rare et le loyer quasiment impossible. Il avait donc quitté son logement de location pour une maison abandonnée qu'il avait rafistolée avec les moyens du bord et entamé une descente aux enfers. Depuis deux décennies, il vit presque exclusivement de la générosité des villageois. Mais n'allez surtout pas lui dire de «rentrer chez lui», il peut tout supporter, sauf ça. Personne ne se demande d'ailleurs plus s'il lui reste de la famille quelque part, tellement il disait «chez moi, c'est ici et ma famille c'est vous». Bon cœur contre mauvaise fortune, Djilali continue à faire rire. Entre autres avec son rituel au restaurant du village. Tous les vendredis, Djilali se présente dans ce resto et s'adresse ainsi au patron : s'il te plaît, tu me donnes un couscous… sans problème ? Et on lui servait un «couscous sans problème». C'est-à-dire sans viande et gratuit ! Slimane Laouari Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.