Jean-Yves Sarazin, directeur du département des cartes et plans de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) est commissaire avec Zahia Rahmani (responsable du domaine arts et mondialisation à l'Institut national d'Histoire de l'art), de l'exposition «Made In Algeria» inaugurée mardi dernier au MUCEM par les ministres de la culture algérien et français, Azzedine Mihoubi et Fleur Pellerin. Jean-Yves Sarazin a bien voulu nous accorder un entretien sur la mise en place de cet événement et de son contenu. Au cœur du musée de l'Europe et des civilisations, il a remonté le temps jusqu'au XVe siècle pour raconter l'inextricable histoire qui relie l'Algérie à la France. Le Temps d'Algérie : C'est un travail que vous avez entamé depuis plusieurs années, et qui aujourd'hui s'est concrétisé, comment tout a commencé ? Jean-Yves Sarazin : Je ne connaissais Zahia Rahmani que depuis le printemps 2011. Je travaillais au département cartes et plans sur le site richelieu et Zahia travaille de l'autre côté de la rue à l'INHA (Institut national d'Histoire de l'art), et on a un jardin qui sert à se rencontrer. C'est le hasard finalement. un jour, je la rencontre et on parle de cartes. Elle me dit qu'il y a en ce moment beaucoup d'artistes contemporains qui utilisent ou détournent les cartes. Je lui explique que je connais un petit peu ce mouvement. Il faut savoir que je dirige à la BNF, un département qui gère un million de cartes anciennes et modernes. Sur l'Algérie, on en a à peu près 5000. Mais pour l'ensemble de la collection nationale, c'est l'une des plus grandes au monde. C'est là que Zahia m'a expliqué qu'elle a toujours considéré qu'il fallait travailler la question de la cartographie en Algérie, à travers l'expérience française de la colonisation. Je lui ai répondu que nous avions ce qu'il faut et qu'il fallait regarder ça de près. On est parti de ça. D'ailleurs, lorsqu'on regarde l'exposition «Made in Algeria, généalogie d'un territoire», on s'aperçoit que c'est un bloc très cohérent parce que nous avons tout le temps travaillé ensemble pour en faire une exposition telle que vous la découvrez aujourd'hui. Le plus difficile évidement, c'est de passer de l'idée à la réalisation matérielle. Il y a donc 5000 cartes. le travail a déjà été fait. Comment la Bibliothèque nationale de France y a contribué ? Bien sûr, ces cartes ont été référencées dans le catalogue de la BNF. Mais bon, il faut savoir aussi que des cartes sur l'Algérie, il n'y en a pas qu'à la BNF. Il en existe aussi à Aix-en-Provence, aux archives d'Outre Mer, beaucoup aussi au service des historiques de la défense de Vincennes. Le premier travail a donc été de les repérer, de les regarder et de les sélectionner. C'est un travail gigantesque. Nous avons manipulé des centaines et des centaines de cartes pendant plusieurs années pour sélectionner en gros. Je crois que dans l'exposition, il y en a à peu près 80. Ces cartes ne sont pas la majorité des pièces présentées. La cartographie c'est le socle. C'est le point de départ de notre histoire. Le point de départ de l'histoire que l'on voulait raconter concernant l'Algérie mais elles ne sont pas majoritaires. Elles sont accompagnées par énormément de pièces qui sont soit des œuvres d'art, des photographies, des images animées que nous avons sélectionnées et qui sont toujours liées à un point particulier de l'histoire du territoire de l'Algérie. Les cartes datent de quand ? Elles racontent quelle période du territoire Algérie ? On s'est dit qu'il fallait quand même explorer ce qui se passait avant 1830. Les cartes les plus anciennes qui sont conservées en Europe, généralement, datent du XVe siècle. Nous avons pris la période de la renaissance. C'est une période de renouveau de la géographie en Europe. Nous avons forcément des cartes du XVe siècle qui nous sont parvenues. Concernant spécifiquement l'Algérie, la carte la plus ancienne, et qui est exposée dans «Made in Algeria», date de 1505. C'est-à-dire au tout début du XVe siècle. Nous avons voulu montrer quel était le regard des européens concernant l'Afrique du nord. Quel était justement ce regard européen sur l'Afrique du nord au début du XVe siècle ? C'est un regard belliqueux ! Finalement ce que les artistes, les cartographes vont présenter, c'est le rapport de force entre la chrétienté et le monde ottoman. Mais ce n'était pas la réalité. La réalité de tous les jours, c'était quoi à Alger ? C'était des marchands espagnols, marseillais, siciliens qui venaient dans le port pour prendre en charge des marchandises : du blé, des dattes notamment mais pas seulement. Il y avait des petits produits manufacturés. C'était le quotidien mais ça n'apparaît pas dans les cartes. Dans «Made in Algeria» y a-t-il des cartographies inédites jamais exposées au public ? Il y a des cartes comme celle qui a été publiée à Alger en 1957, mais c'est la première fois qu'elle est montrée dans une exposition. Si vous vous rapportez au début de l'exposition, vous allez découvrir des cartes manuscrites qui sont présentées pour la première fois et c'est aussi le rôle de notre métier que de diffuser et de montrer à tous ceux qui vont visiter cette exposition, des documents inédits. Il y a combien de documents inédits et qu'est ce qui les distingue ? Je dirais pratiquement tous ! Sauf quelques cartes qui étaient distribuées dans les stations Esso ou dans les campagnes générales transatlantiques. Ce sont des clins d'œil. Sinon, regardez ces cartes vélocipédiques, au début du 20e siècle. Les français. Je dis français parce que c'est quand même une colonie - il y a un rapport dominant à l'époque -se rendent compte qu'il y a un potentiel touristique. Que ce n'est pas simplement une terre qui produit des oranges, du blé, des dattes, des moutons… ou des minéraux ! C'est aussi une terre qui, si elle est organisée, peut accueillir le tourisme bourgeois européen. Et bien les français vont aménager la partie nord, ce qu'on appelle le tell mais aussi les bordures du Sahara. Il faut aussi aménager de manière à accueillir dans les hôtels et le territoire. Dans les cartes vélocipédiques, ça renvoie au vélo, aux deux roues. En 1899, les français imaginaient que des européens viendraient en villégiature en Afrique du nord pour faire du vélo sur 200 km. D'ailleurs, à partir du XXe siècle, il y a eu des campagnes publicitaires avec des affiches et des slogans qui disaient «Profitez de l'hivernage en vous rendant en Afrique du nord». Vous avez petit à petit la bourgeoisie française et plus généralement européenne qui va découvrir effectivement que c'est un endroit merveilleux où il y a du soleil. En général, sur les cartes exposées, on remarque que la conquête française en Algérie était vraiment localisée dans le nord, selon vous, comment cela s'explique ? C'est ce qu'on appelle la zone utile. Les français vont nommer la partie nord, ce qu'on appelle le Tell. il y a la côte et toute une zone que les européens vont qualifier de zone utile par opposition à la zone saharienne. Effectivement dans les années 1930, on va expérimenter les courses. vous savez, le Paris-Dakar n'est pas une nouveauté. il y avait une course entre Alger et Niamey intitulée le rallye saharien. Il y a eu plusieurs éditions. On montre une carte justement avec les trajectoires que les concurrents pouvaient utiliser. Je dis trajectoire parce que ce n'est pas comme dans la version moderne où il faut passer par des points précis. Il y a eu aussi dans les années 1930 le ParisDakar. A partir de quand les cartes ont-elles commencé à être fiables ou plus ou moins proches de la réalité, sachant que les français débarqués en 1830 n'avaient aucune idée réelle du territoire algérien ? Quand ils sont arrivés en Algérie, ils n'avaient pas de carte. Les cartes que les français possédaient en 1830 n'avaient qu'une réalité, celle du littoral. Le littoral était connu. On connaissait les profondeurs, les points dangereux… mais le territoire, même le territoire côtier, n'était pas connu. Et d'ailleurs, on montre dans l'exposition, la première carte faite par les militaires français quand ils arrivent à Sidi Ferruch. C'est justement la carte des environs de sidi Fredj qui est levée toute suite dans les premiers jours. Les français vont progresser. Ils vont mener des expéditions et ils seront toujours accompagnés d'ingénieurs topographes. Il va y avoir à cette époque une brigade topographique d'Afrique qui va se mettre en place. Et l'une des grandes idées de cette exposition est de montrer comment instantanément les français grâce à la force militaire, vont cartographier le territoire, ce que les ottomans n'avaient pas fait. Les ottomans n'ont pas cartographié le territoire du Maghreb parce qu'ils le gouvernaient à distance. Ils ont prélevé uniquement des taxes. Or les français vont vite imaginer ce territoire, l'administrer, le contrôler, l'exploiter… et pour tout ça, il fallait des cartes précises. Cela montre aussi comment les français, très vite, alors qu'ils n'avaient même pas encore décidé de coloniser, cartographiaient quand même. L'Algérie, c'est 5 fois la France en terme de territoire, l'échelle de valeur a dû quand même être revue plusieurs fois ? L'Algérie ce n'est pas la France en surface. Ils ont dû effectivement innover. Les français, du coup, vont inventer en Algérie des échelles que nous connaissons. Par exemple, si je vous parle de la carte Michelin ou de 200 millièmes. Ils vont inventer ensuite les 400 et 500 millièmes. Mais ils vont surtout inventer le millionième. Ils vont inventer une cartographie à petite échelle. le rapport vraiment petit est très adapté au territoire. Ils vont aussi innover avec de nouveaux codes parce qu'il y a de grandes surfaces désertes. C'est ce qu'on a surnommé «L'Algérie, laboratoire de la modernité». De notre envoyée spéciale à Marseille,