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La gestion du théâtre vue par Ahmed Cheniki : «Licencier et réduire les budgets n'est pas la solution»
Publié dans Le Temps d'Algérie le 11130

Le professeur Ahmed Cheniki qui enseigne à l'université d'Annaba est parmi les plus grands spécialistes du théâtre arabe et africain. Ce critique reconnu a accepté de répondre à nos questions sur l'état du théâtre en Algérie.
Le Temps d'Algérie : Quel état dressez-vous de la situation actuelle du théâtre en Algérie ?
Ahmed Cheniki : Je suis de ceux qui estiment que le théâtre, comme les autres formes artistiques, connaît une grave crise qui, du reste, marque profondément les espaces social et politique. Il n'est nullement possible de parler du théâtre sans évoquer les questions politiques et sociales qui se caractérisent par de très graves ambiguïtés. C'est dans ce contexte délétère qu'est gérée l'entreprise théâtrale trop investie par les jeux de la médiocrité qui affecte la production proprement dite et la critique journalistique et universitaire. Il faudrait comprendre qu'aujourd'hui, il n'est pas possible de parler de théâtre dans un univers où trop peu d'acteurs, techniciens et critiques ont vu une seule pièce à l'étranger, notamment en Europe ou aux Etats-Unis, se satisfaisant de leurs acquis extrêmement insuffisants. Malheureusement, la même réalité est palpable dans tous les pays arabes qui vivent une grave régression. Est-il normal qu'on continue à écrire et monter des pièces, d'ailleurs d'une qualité douteuse, en moins de deux mois ? C'est une escroquerie intellectuelle. Il y a aussi cette propension à utiliser une langue arabe scolaire qui altère la communication et engendre une véritable rupture avec le public. Le théâtre en Algérie connaît, ces deux dernières décennies; une situation paradoxale se caractérisant par une sérieuse désaffection du public. La recherche d'une issue à cette crise est d'une nécessité absolue. Ce qui marque souvent les débats, c'est la récurrence des appels à la nécessité de revoir en profondeur le fonctionnement, l'organisation de l'activité théâtrale en Algérie et l'indispensable mise en œuvre de nouvelles formes d'organisation, d'un nouveau système de formation et de nouvelles structures de diffusion et de promotion. Certes, les premiers textes législatifs de 1963 et de 1970 avaient, au moment de leur promulgation, répondu aux attentes des hommes de théâtre, mais aujourd'hui, il s'avère que ces textes sont marqués par une certaine obsolescence. C'est du moins ce qui ressort des conclusions de nos investigations qui ont donné à voir les qualités et les insuffisances du théâtre en Algérie, en interrogeant les espaces essentiels de l'activité théâtrale et les différents lieux de la pratique : amateur, universitaire, scolaire, jeune public, coopératif ou indépendant et privé. L'élément nodal de la pratique théâtrale, c'est la diffusion, qui pose sérieusement problème. Ainsi, l'absence du public, ces dernières années, serait liée à plusieurs vecteurs : gestion défaillante des entreprises théâtrales, failles au niveau de la promotion et des relations publiques, qualité douteuse des produits proposés, manque flagrant de formation des équipes artistiques et techniques, environnement peu ouvert, absence d'une politique culturelle sérieuse… Nos recherches ont aussi révélé la situation lamentable et critique de la documentation marquée par de très sérieuses failles. Ce qui nous a incités à proposer une certaine manière de prendre en charge ce volet extrêmement important. Avec la disparition des hommes de théâtre et la dispersion des documents encore disponibles, des pans entiers de notre mémoire ont déjà sombré dans le vide et l'absence.
La crise financière que traverse le pays a contraint les autorités à effectuer de grosses coupes dans les budgets des structures théâtrales. quel impact cela pourrait avoir sur leur fonctionnement ?
Il faudrait savoir que le théâtre, comme la représentation artistique, devrait être considéré comme un service public. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Les pouvoirs publics n'ont, il faut le souligner, aucune vision et aucune stratégie de l'action culturelle. L'improvisation est un lieu commun, au-delà de l'expression théâtrale et culturelle. Nous avions, à plusieurs reprises, mis en garde du temps de l'ancienne ministre, Mme Khalida Toumi, et de l'ancienne équipe du TNA et du festival du théâtre professionnel, des dégâts pouvant être provoqués par le manque de rigueur, les dépenses douteuses et l'absence d'un projet culturel cohérent, loin des manifestations ponctuelles qui ont consumé et consommé des sommes colossales sans aucune rentabilité symbolique ou matérielle. La médiocrité des dirigeants censés promouvoir l'action théâtrale et culturelle a fait le reste. Aujourd'hui, on décide sans aucun état des lieux de la pratique théâtrale de réduire les fonds alloués à la culture, comme si c'était une affaire arithmétique. Dans ce cas, ce serait peut-être aussi le cas des écoles qu'il faudrait fermer parce qu'elles ne sont pas rentables dans le court terme. Il faudrait qu'il y ait des responsables des théâtres, un ministre de la culture, des comédiens, des cinéastes…qui sachent mettre en place un projet clair et cohérent et rétorquer qu'il ne serait pas possible de réduire le budget. Mais on n'en est pas là dans un pays où la gestion est faite au jour le jour. Quel effet sur les structures théâtrales ? Tant que les pouvoirs publics n'ont pas compris qu'il faudrait revoir leur fonctionnement, les choses ne changeront pas. Ce n'est pas une affaire d'argent. Certes, il en faut, mais dans la réalité actuelle, point de salut. Les choses resteraient en l'état. Il faut savoir que le théâtre est un lieu essentiel de la culture nationale et qu'il ne pourrait, même s'il affiche constamment complet, être bénéficiaire. Les grands théâtres d'Europe, par exemple, comme le Piccolo en Italie ou Le théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine ou la Comédie française vivent grâce aux subventions étatiques. Certes, ces établissements disposent d'un cahier des charges, d'un programme précis et aussi de recettes, mais celles-ci ne suffisent nullement au financement des activités. Ces théâtres incarnent, en quelque sorte, la mémoire et l'âme de leurs sociétés.
Beaucoup d'employés et techniciens sont licenciés. Un théâtre peut-il fonctionner sans tous ces techniciens ?
C'est extraordinaire. En période de crise, les responsables dans des situations de mauvaise gestion pensent soit à multiplier les taxes et les impôts pour les catégories les plus fragiles ou aux licenciements, alors qu'il serait plus utile de réfléchir à des situations de rentabilisation de ces équipes techniques. Dans ce cas, pourquoi ne fermeraient-ils pas les théâtres et l'affaire serait classée une fois pour toutes. Tout licenciement est l'expression de l'échec d'une gestion. On se souvient de la fermeture des trois organismes de cinéma en 1997 et de leurs conséquences sur l'absence de production sérieuse au niveau de l'image et du cinéma en Algérie. Un brin de sagesse serait salutaire. Le théâtre est un tout, un ensemble de métiers. Bien au contraire, le théâtre en Algérie manque de techniciens et de comédiens. Une pièce de théâtre est un espace autour duquel et dans lequel s'articulent plusieurs métiers et de nombreux professionnels, du dramaturge au public en passant par le metteur en scène, le décorateur, le machiniste ou le musicien. C'est l'ensemble des médiations qui marquent le passage de l'écriture dramatique à la réalisation concrète qui donne vie au processus de construction et de représentation d'une pièce théâtrale. Ainsi, le spectacle est le lieu de cristallisation et d'articulation de plusieurs éléments qui s'interpénètrent, s'interpellent et se complètent. Une fois le produit fini, s'établit un réseau complexe et infini d'échanges qui investissent les lieux de la représentation et l'univers de la réception. Le public est le seul juge de la réussite ou de l'échec de la pièce. Il est investi d'un pouvoir discrétionnaire, souvent sans appel. Toute représentation est donc relativement autonome et paradoxalement dépendante de multiples réalités extérieures et d'éléments matériels et physiques internes qui, réunis, construisent le spectacle théâtral et apporte une certaine cohérence au discours. L'absence d'un seul matériau influe sur le cours de la représentation et engendre la mise en branle de nouveaux signes et de nouvelles significations. L'intervention de l'Etat est décisive pour la prise en charge de l'activité théâtrale dans tous ses volets : professionnel, amateur, privé, universitaire, scolaire… Ainsi, il est temps que l'environnement immédiat considère le théâtre et les autres arts comme des éléments essentiels dans la définition de notre identité et la construction d'une image positive de l'Algérie.
Quel impact cela pourrait avoir sur la création théâtrale ?
Comme je l'ai déjà dit, le théâtre, tel qu'il fonctionne aujourd'hui, c'est-à-dire installé dans une posture monologique, peu opératoire, sans qualité, ne ressentira pas le choc. Je n'exclus nullement le fait qu'il y a quelques comédiens et techniciens exceptionnels qui font un très bon travail. Il faudrait revoir l'organisation de l'activité théâtrale pour espérer que les choses changent. Est-il normal qu'on continue à vivre sous la forme de «coopératives» adaptées des textes portant révolution agraire. Mais cela n'empêche pas de mettre en place des textes législatifs mettant en œuvre des structures coopératives, sans que ce soit la règle. Aujourd'hui, la formation demeure le lieu central de la pratique théâtrale. Le fonctionnement trop bureaucratique accordant beaucoup plus d'importance à la fonction administrative marginalise les véritables producteurs et donne à voir une entreprise théâtrale trop fermée et se caractérisant souvent au niveau de la gestion par un jeu d'équilibrisme qui sanctionne négativement les meilleurs éléments.
Les festivals de théâtre ont eu lieu, l'année précédente, dans la stricte limite du possible, vu le budget réduit. Est-ce que vous croyez qu'ils peuvent encore avoir lieu cette année ?
Je crois qu'on peut organiser des festivals de théâtre avec peu de moyens, mais en comptant sur la possible contribution des pouvoirs publics et de sponsors. En Algérie, les entreprises publiques et privées, trop peu marquées par le jeu économique sérieux, ne semblent pas intéressées par une implication dans le territoire de la culture. C'est à l'image du niveau de nos entreprises. Les festivals devraient fonctionner comme de véritables baromètres de la production théâtrale apportant une sorte d'éclairage singulier de l'espace théâtral et contribuant à la fabrication d'un discours sérieux et d'une image représentative de la pratique scénique.
Est-ce que le théâtre algérien, déjà fragile, peut réellement survivre à cette crise financière ?
Encore une fois, si les pouvoirs publics prennent un temps d'arrêt et réfléchissent à la mise en place d'une véritable politique théâtrale, en dehors des jeux tragiques d'une injuste austérité, ils pourraient permettre au théâtre de vivre de bons moments. Licencier, réduire les budgets ne me semblent pas être de bonnes solutions. Aujourd'hui, nos responsables ne semblent pas produire un discours cohérent et clair sur la culture. Il y a absence de projet et de politique culturelle.


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