Serrées les unes contre les autres, les baraques se partagent un terrain coincé entre la forêt Bouchaoui et l'exploitation agricole collective, désormais propriété d'un riche négociant de fromages hollandais. Les habitants sont en majorité des familles déplacées ayant fui la terreur qui s'est abattue sur l'arrière-pays de Médéa durant la décennie noire. Courageux, ils affrontent l'adversité ambiante et l'ambivalence du discours de leurs élus. Quelques vieux paysans l'appellent encore «Village noir», d'autres, plus jeunes, ne savent même pas s'il a un nom. Les élus de Chéraga, commune dont dépend cette concentration d'affreux bidonvilles édifiés le long du mur d'enceinte de la Trappe, font mine de pas connaître son existence. Et pourtant, elles sont au moins 300 familles à y vivre dans d'horribles conditions sanitaires. Serrées les unes contre les autres, les bâtisses, construites en parpaings et recouvertes de tôles en zinc, parfois en amiante-ciment, se partagent un couloir d'une centaine de mètres de long et d'une vingtaine de mètres de large. Presque toutes les familles sont originaires la région de Aïn Boucif qu'elles ont fuie durant les années de terreur, pour s'installer dans ce lieu lugubre éloigné des regards et oublié de Dieu et des hommes. Bien qu'il soit accessible aux véhicules, le bidonville suffoque sous les ordures ménagères. Le ramassage des détritus ne se fait jamais, malgré l'insistance des habitants. Le camion passe par Bouchaoui-Centre et par le poste de contrôle de la gendarmerie, mais jamais par ici, nous révèle-t-on. Conséquence : une énorme décharge grossit à proximité de la «maison» de Lakhdar Aïdani, dégageant sa pestilence à toutes les habitations alentours. «Avant le vote, c'était l'autoroute» De temps à autre, des volontaires mettent le feu au tas d'immondices, «mais la fumée ne sert qu'à empoisonner davantage les femmes et les vieillards qui passent l'essentiel de leur temps à l'intérieur des maisons», nous dit Mohamed, un jeune homme de 30 ans qui avoue ne rien attendre des élus locaux. «On vous reçoit et on vous promet un tas de choses. Mais dès que vous sortez de leurs bureaux, ils vous oublient», explique-t-il, en rappelant les multiples démarches qu'il a entreprises lui et ses voisins pour que l'APC de Chéraga daigne se pencher sur leurs problèmes. «Avant le vote, la piste qui mène au bidonville ressemblait à l'autoroute tellement il y avait des responsables qui nous rendaient visite», ajoute Messaoud, un quinquagénaire qui a offert de nous guider à travers l'enchevêtrement de baraques. Non sans sourire, Messaoud affirme que pendant toute la durée de la campagne électorale «tout le monde a été gavé de gâteaux, de jus et de limonade… et de promesses durant plus de deux semaines». «On nous a même offert des dattes et plein de barrettes de chocolat pour les enfants», renchérit Mohamed, un jeune maçon dont l'unique souci est d'habiter une maison «normale». «C'est maintenant que je dois avoir un logement, me marier, penser à mon avenir. Mais si on me donne un logement à 50 ans, que vais-je faire avec ? Ma vie n'aura plus de sens à ce moment», argumente-t-il, résumant ainsi le rêve de tous les jeunes de son âge. Terribles aveux qui montrent toutes les frustrations qu'endurent les gens du Village noir, les jeunes notamment qui ne pensent qu'à fuir ce maudit lieu. Mohamed nous fait savoir qu'aucun jeune du village n'a bénéficié d'un travail «chez l'Etat», l'APC aurait, selon lui, recruté tous les voyous qui écumaient la forêt Bouchaoui, se faisant surtout connaître auprès de la gendarmerie pour avoir agressé des couples, vandalisé des véhicules «et même dévalisé d'honnêtes pères de familles devant leurs enfants». «L'Etat est-il pauvre à ce point ?» Il y a un an, l'APC de Chéraga a dépensé une fortune pour installer une longue clôture autour de la forêt Bouchaoui et le mur d'enceinte de la propriété Borgeaud. L'ouvrage n'a pas dissuadé les maraudeurs ni les nombreux éleveurs de chevaux qui font paître leurs animaux en toute tranquillité. «Maintenant, nous sommes pris en tenailles entre cette barrière métallique et le grillage installé par le propriétaire de l'EAC», entonne Messaoud, suivi de Mohamed qui compare la situation de Village noir à celle de «Ghaza», en Palestine. «C'est le mur de séparation entre les juifs et les Arabes». «Qu'ils prennent toutes les terres agricoles, qu'ils construisent les palais qu'ils veulent mais qu'ils nous disent au moins ce qu'on doit faire», s'emporte encore une fois Messaoud. Ni lui ni le reste des habitants ne comprennent l'attitude des autorités envers les habitants du bidonville. Aucune solution n'est préconisée pour leur relogement, encore moins pour la régularisation de leur situation, la seule revendication qui fait l'unanimité parmi les occupants des lieux. «Est-ce que vraiment l'Etat n'a pas les moyens de nous trouver une solution ? Ya khoya, qu'on nous régularise la situation des terrains qu'on occupe et on est prêt à construire nous-mêmes nos logements», indique pour sa part Brahim, la soixantaine, qui vit ici depuis le début de l'année 1992. Il sait que le terrain de l'EAC, inexploité depuis qu'il a été racheté par le richissime fromager, a été choisi pour abriter un ensemble de logements sociaux. Les candidats à l'élection communale avait d'ailleurs promis d'affecter ces futurs logements aux habitants de Bouchaoui et en priorité à ceux de Village noir. «Or, depuis, c'est le silence total sur ce projet qui semble avoir été annulé», indique Mohamed. «Les chardonnerets, les moutons et Sidi Fredj» Les enfants de Village noir ne se sentent pas concernés par les querelles d'adultes. Par petits groupes, ils passent leur temps à flâner dans la forêt d'eucalyptus avec, pour seuls compagnons, des chardonnerets dans leurs minuscules cages. Riad, 10 ans à peine, possède plusieurs de ces serins qu'il élève depuis 3 ans déjà. «Il va faire fortune ce petit», nous dit, souriant, son oncle Belkacem. D'autres gosses sont chargés de la surveillance des troupeaux de moutons, seul bien précieux que possèdent quelques familles nouvellement débarquées de la lointaine Aïn Boucif. Peu nombreux sont les jeunes qui peuvent s'offrir quelques moments de détente sur la plage, située à 7 km d'ici. Amer, la quinzaine, en fait partie. Seul ou en compagnie de quelques amis, il se rend 2 à 3 fois par semaine à Sidi Fredj, de préférence tôt le matin pour éviter le rush des estivants. Les plus âgés restent jusqu'à des heures indues dans le port qui connaît une animation très particulière. D'autres sont attirés par les obscures soirées qui se tiennent dans tous les endroits discrets de Bouchaoui. A l'abri des regards, cachés dans les fouillis qui entourent l'ex-domaine, ils ingurgitent quantité de bière de sous-marques, de vin mauvais et de psychotropes. Une bonne partie de la jeunesse est happée par les maux sociaux et beaucoup de parents vivent cette situation comme un véritable drame. Des rixes opposent les buveurs, des bagarres éclatent entre bandes rivales pour n'importe quel prétexte. On n'hésite pas à sortir les couteaux et les poignards, parfois des sabres. Plusieurs jeunes ont goûté à l'horreur du monde carcéral pour avoir trempé dans quelques trafics ou pour avoir tailladé un rival. Plus que tout, Boudjemaa, ouvrier occasionnel, craint que son fils aîné se rende coupable d'un crime, connaissant son caractère violent et son manque de sociabilité. En fait, Village noir est la traduction parfaite de la perte des repères, des traditions. Déplacés de force de leurs douars, dans l'arrière-pays de Médéa, les habitants du bidonville peinent à concilier la tradition et le monde qui les entoure. «Une douche, c'est pas donné à tout le monde» Maçon occasionnel, comme ses quatre frères et pratiquement la majorité des habitants du bidonville, Belkacem gagne péniblement sa vie. «Le travail à la journée est frustrant, ce qu'on gagne le jour, on le dépense la nuit», dit-il, avouant qu'il lui arrive de ne pas pouvoir acheter les médicaments à ses enfants quand ils tombent malades. Et c'est là le drame à Village noir : les enfants sont souvent victimes de maladies infectieuses, surtout les bronchites qui surviennent de façon cyclique en hiver. L'été, c'est la saison des éruptions cutanées, des maladies de la peau et des insolations. On suffoque littéralement sous les toits en Eternit, on grille sous les voutes de zinc. «Que faire ? Nous prions Dieu et attendons des jours meilleurs. Peut-être qu'ils reviendront à de meilleurs sentiments», prie Nadji, maçon comme son frère Belkacem. Les va-et-vient sont incessants entre l'infirmerie de Bouchaoui et la polyclinique de Staouéli, et les ordonnances difficiles à honorer, surtout lorsqu'on n'a pas travaillé plusieurs jours de suite. Cependant, la situation commence à changer, nous avouent quelques habitants. Depuis trois mois, le bidonville a été raccordé au réseau d'assainissement et les eaux usées ne sont plus rejetées dans la nature. Cela a contribué, entre autres, à faire baisser le nombre de cas d'infections cutanées ou digestives. Plus important, l'eau coule des robinets. «Maintenant, nous pouvons prendre notre douche comme tout le monde», exulte Belkacem, qui rappelle les précédentes années où se laver le corps relevait de l'exploit. Sympathiques, des habitants nous invitent à partager leur repas de midi. Nous refusons poliment, prétextant qu'un autre travail nous attendait. Nous quittons Village noir, bénis par ses sympathiques habitants. Avant que notre véhicule démarre, Belkacem nous tend discrètement deux pains traditionnels presque brûlants. «Excusez-nous, c'est tout ce qu'on pouvait vous offrir», dit-il en guise d'adieu.