Samedi 20 août 1955. Il faisait chaud ce jour-là dans la campagne entourant Philippeville. A Djenane El Aneb, un hameau de quelques feux, distant de quelques kilomètres de la ville, les paysans vaquaient à leurs occupations. Lakhdar et ses enfants adultes s'occupaient à battre le blé. Deux hommes «endimanchés» passent, saluent la famille et proposent à Lakhdar de faire un tour au souk de «Skigda» pour quelques emplettes. L'homme refuse poliment, expliquant qu'il lui faut engranger au plus vite sa récolte avant les subites averses estivales. «Mon père ne savait pas qu'en déclinant l'invitation, il venait d'échapper à la mort, mais pas nos deux voisins dont on a perdu définitivement la trace», raconte, 54 ans plus tard, Rabah, son fils, présent à la scène. Comme des milliers d'autres civils, les deux habitants de Djenane El Aneb seront arrêtés, parqués et torturés au stade de volley-ball faisant face à la Maison de l'artisanat, avant d'être conduits sous escorte, la main sur la tête, au stade municipal où ils seront fusillés et jetés dans des fosses communes. On exécuta des innocents à Zefzef, El Qobia et dans les autres bidonvilles qui ceinturaient la ville. En ville, la répression s'abat sur des voyageurs arabes et kabyles, débarqués aux environs de midi d'un bateau en provenance de Marseille. Déboussolés, ne sachant où aller, la plupart ne connaissant pas la ville, ils seront pris dans les rafles organisées par l'armée, la police et la gendarmerie avec l'appui de la population européenne civile. Même le marchand de glaces La Souika, le cœur battant de la ville, où se tient à ce jour le marché quotidien, est investie par la troupe. Des civils armés se chargeaient de débusquer les arabes cachés dans les cages d'immeubles, les caves et les boutiques tenus par les indigènes. Des captifs sont fusillés sur le champ, d'autres sont conduits au tri de l'Artisanat. Beaucoup de marchands ambulants perdront la vie. Ils se feront photographier, allongés près de leurs charrettes à bras. La presse les présenta comme des terroristes se faisant passer qui pour un marchand de glaces, qui pour un vendeur de figues de Barbarie. A Sidi Ahmed, sur les hauteurs de Béni Malek, 22 membres de la famille Mouats périront, froidement exécutés par les militaires dont les commandants avaient reçu ordre de tirer sur tout indigène «suspect». Ils l'étaient tous d'ailleurs, aux yeux des colons, qui ne faisaient pas de différence entre les combattants et les simples paysans et travailleurs. Dans son livre-aveu, le tristement célèbre Paul Aussaresses reconnaît avoir donné, le 20 août, l'ordre d'exécuter 60 «prisonniers», en fait des civils travaillant aux environs du village d'El Alia, et une centaine d'autres quelques jours plus tard. Dans ce petit village de mineurs, les Français se sont attaqués avec sauvagerie à la population indigène, composée dans sa quasi-totalité de familles de travailleurs de la mine de fer éponyme. Des avions T6 ont bombardé les misérables gourbis des «Sétifiens», faisant des dizaines de victimes parmi les femmes et les enfants qui n'avaient pas eu le temps de fuir. Les survivants racontent qu'ils sont restés plus d'une semaine cachés dans le maquis, s'alimentant de baies et de racines de plantes, s'abreuvant à même les ruisseaux. Dans l'intervalle, Aussaresses fera brûler toutes les mechtas qui essaimaient le massif d'El Alia, Oued Bibi, Les Platanes et Filfila… Du côté du massif de Collo, c'est le génocide. Femmes, enfants, vieillards sont «liquidés», au même titre que tous les hommes qui se faisaient prendre. Soupçonnés d'être tous des «fellaghas», terme à forte connotation péjorative utilisé officiellement pour désigner les patriotes engagés dans la lutte de libération nationale, ils sont abattus séance tenante. Personne ne saura le nombre exact de tués. Le décompte effectué par les «nahyas», l'administration des zones contrôlées par le FLN, donne le chiffre de 13 000 Algériens tués. D'autres sources évaluent les pertes entre 16 000 et 20 000 morts. Les autorités coloniales minimiseront le nombre de victimes, s'accordant sur le chiffre de 1273 morts et 211 blessés, côté indigène. Curieuse cependant a été la statistique du côté des tués européens. Au cimetière chrétien de Skikda, on ne retrouve sur le registre des inhumations que… 22 personnes enterrées deux jours après les événements, soit le 22 août 1955. «Où sont passés les autres ?», s'interrogeait un réalisateur algérien qui s'est intéressé aux événements et qui sait que le nombre officiel a été de 73 tués dans la seule région de Philippeville dont 37 pour le seul village d'El Alia. L'onde de choc Zoubida Bouafia, 80 ans, se rappelle de ces journées d'apocalypse. «D'où que l'on regarde, il y avait de la fumée noire qui montait au ciel, et chaque incendie provenait d'une mechta, d'un douar. Mon fils, personne ne doit oublier ce que la France a fait». Très jeune à l'époque, Mohamed Merbaï a assisté «en direct» à la mort d'une voisine, abattue par un gendarme devant son gourbi. «J'ai vu, à partir du trou de serrure, des gens alignés contre le mur du cimetière d'El Qobia, les mains sur la tête. Il y a eu ensuite des coups de feu, et les corps sont tombés», raconte-t-il, se souvenant surtout de cet homme qu'on a traîné par les deux pieds et qu'on a jeté sur une haie de cactus… Des anecdotes sur cette tragique journée, il y en a beaucoup. On se les raconte dans toute la région de Skikda, particulièrement dans les hameaux et les villages qui ont subi la terrible répression qui a suivi le déclenchement de l'offensive de l'ALN dans le Nord constantinois. Le fait même que cette terrible épreuve soit encore vivace dans l'esprit des témoins oculaires et des survivants, explique la justesse du raisonnement de l'homme à l'origine du 20 août 1955. Zighout Youcef savait que seule une action forte pouvait convaincre la population du bien-fondé des thèses défendues par le FLN naissant et de la nécessité d'engager une guerre totale contre l'occupant. L'offensive du 20 août est préparée dans le secret absolu. Les préparatifs commencent en juillet dans la mechta Boussator, près de Sidi Mezghiche. Un capitaine spahi d'origine arabe est mis au courant d'un mouvement suspect d'hommes armés mais l'officier n'interviendra pas, raconte feu Hamid Lessak, qui fut le bras droit de Zighout. «Au contraire, il nous a signifié de nous réunir ailleurs, loin de son territoire». Zighout Youcef, sur les conseils de ses proches, décide de tenir la réunion dans la maison de Rabah Younès, à Zamane, sur les hauteurs de Praxbourg, l'actuelle Bouchtata. Les groupes sont formés, les cibles sont identifiées. A Koudiat Daoud, les derniers détails de l'opération sont décidés au cours de l'ultime réunion regroupant Lakhdar Bentobal, Amar Benaouda, Ali Kafi, Messaoud Boudjeriou, Salah Boubnider dit Saout El Arab, Bachir Boukadoum, Amar Chetaïbi, Mohamed Raouaï et bien d'autres valeureux hommes. Le 20 août, à midi, à Skikda, plus de 3800 djounoud sous la direction de Smaïn Ziguet, de Amor Bourkaïb et Mohamed Mehri engagèrent l'offensive. A Collo, c'est Amar Chetaïbi qui dirigera les opérations avec 234 djounoud. Lakhdar Bentobal et Messaoud Boualia conduiront leurs groupes à El Milia. Bachir Boukadoum et Abdelmadjid Kahleras dirigeront à Condé Smendou (l'actuelle Zighout Youcef) les 350 djounoud placés sous leur commandement. Zighout Youcef qui s'est installé dès le 17 août 1955 à Constantine dirigera les opérations dans cette grande ville qui a vu la participation de quelque 500 djounoud. A Guelma, Oued Zenati, Taher, Aïn Abid, Annaba et Azzaba, plus de 1000 djounoud participeront aux opérations en plein jour aux côtés d'un nombre indéterminé de paysans. La reconnaissance internationale L'offensive du 20 août 1955 et la terrible répression qui l'a suivie ont propulsé la question algérienne aux devants de l'actualité internationale. Plusieurs pays arabes commencèrent à s'intéresser à la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Dirigeants, presse et opinion publique manifesteront leur sympathie à l'Algérie combattante. L'Irak, l'Egypte, la Syrie, l'Arabie Saoudite, le Pakistan, l'Inde, la Chine et même les lointains Etats-Unis appuieront la cause algérienne. Désormais, la France ne pourra plus taire ses crimes malgré la complicité agissante des membres de l'Otan qui lui fourniront une assistance accrue au plus fort de la guerre contre les unités de l'ALN. Plus qu'une simple opération militaire, le 20 août 1955 a été historiquement le point de rupture avec le colonialisme. Il sera le ferment d'une révolution naissante qui aura raison d'une des plus grandes puissances militaires de l'époque. L'offensive aura permis en effet d'étendre la guerre aux autres régions d'Algérie, obligeant l'occupant à éparpiller ses moyens. L'étau de la coloniale se desserre dans les Aurès, les maquis prennent à l'est et l'ouest, le centre est secoué par la rébellion qui s'étendra comme une traînée de poudre dans des régions supposées être totalement soumises à l'occupant.