Lorsque l'on aborde la lecture du récent ouvrage de Aïcha Kassoul, Le pied de Hanane paru aux éditions Apic, on est saisi par tant de franchise, de spontanéité et d'authenticité. Aïcha Kassoul docteur d'Etat en littérature française et comparée se livre sans détour à l'image de sa personnalité authentique, probe et sincère. En véritable intellectuelle, elle raconte cet évènement traumatisant qui l'a amené à repasser le film de sa vie en symbiose avec l'histoire de son pays. Dans cet entretien succinct, Aïcha Kassoul dit tout le désarroi et la démesure d'une décennie où la jeunesse désemparée a perdu le goût de la joie de vivre au détriment de la mort. Le temps d'Algérie : Pourquoi ce titre Le pied de Hanane ? Signifie-t-il que ces jeunes ont perdu pied dans leur société ? La question du titre a été, à vrai dire, réglée à la fin. J'avais devant moi des morceaux de texte (éparpillés à l'image de ma vie comme je la ressentais), et je ne savais pas trop comment les organiser pour faire tenir l'ensemble. Un jour, j'ai entendu parler aux infos d'une kamikaze qui s'appelait Hanane et qui aurait pu laisser sur une des places d'Alger son pied, un morceau de son corps déchiqueté. Cette fille s'est alors jointe (dans mon imaginaire et ma réflexion) aux quatre commandos que j''avais eus en face de moi dans l'avion, et dont la vision me hante encore. Filles et garçons, j'avais devant moi une représentation d'une jeunesse algérienne qui ne demandait qu'à mourir au lieu de vivre. A vingt ans, des jeunes Algériens étaient déjà morts mais encore vivants. Et c'était dans un pays qui est encore le miens. Comment en était-on arrivé là ? Je me suis donc saisi du pied de Hanane pour composer mon livre et tenter de recomposer le film de ma vie. Un livre laissé sur la place d'Alger. Mieux qu'un pied, reste d'une existence gâchée. J'estime que notre devoir est de mener jusqu'au bout notre parcours sur terre. Essayer jusqu'au bout de nous y accomplir. Et si les conditions objectives ne nous y aident pas, c'était revenir au centre de mon propos : comment en est-on arrivé là aujourd'hui ? Moment de réflexion plus que de bilan. Le doute est la meilleure des postures humaines. L'événement du détournement d'avion avec prise d'otages a été l'élément déclencheur pour raconter votre histoire et celle du pays avec sa décennie sanglante ? Le fait de relater tous ces souvenirs pénibles et mortifères a-t-il été un exutoire à votre traumatisme, peur et détresse ? Le détournement de l'avion a été le déclencheur d'un autre récit : Chroniques de l'impure, sorti dans la foulée de l'événement. Un besoin de me libérer qui n'a pas complètement trouvé satisfaction. Beaucoup de choses étaient restées au fond, comme des blocs qui refusent de monter à la surface, et c'est normal, parce que c'est trop lourd. Alors, quand les temps vous l'imposent en aggravant les conditions d'une vie «normale» (par exemple, une université qui fonctionne suivant les règles institutionnelles et déontologiques), quand le minimum exigible n'existe plus (j'ai suffisamment vécu dans ce pays pour savoir que le meilleur est possible), alors vous n'avez plus d'autre choix que d'écrire. L'écriture est le signe grave d'une impuissance qui fait mal, mais en même temps on peut la considérer comme une action. C'était et c'est encore la seule chose qui donne le sentiment d'exister. Ce n'est donc pas un exutoire, mais une dynamique réjouissante. Et cette dynamique, faite de sincérité et de volonté de comprendre, ne peut être constituée que de violence et d'images funèbres. Le réel qui me saisit et me pénètre de toutes parts saisit également mon texte. A défaut de pouvoir régler son compte à la violence et à l'arrogante médiocrité ambiante, je «démissionne» en m'en remettant aux mots. Mais il me semble qu'il n'y a pas que de la noirceur dans mon livre. J'y ai mis un peu d'humour (tant que j'ai pu) et beaucoup de tendresse et d'amour (c'est ce que je piste inlassablement).