Le 4 octobre 1961, Maurice Papon, préfet de police de Paris, met en place un couvre-feu pour les Français musulmans d'Algérie. La mesure entérinée par le gouvernement de De Gaulle était destinée à contrarier les mouvements des activistes du FLN, très influents parmi les travailleurs algériens immigrés. Ces événements d'une extrême gravité seront pratiquement ignorés par les médias français. Presque à ce jour. Véritable «couvre-feu au faciès», comme le décrira un confrère français, cette mesure raciste fera réagir le FLN qui décidera à son tour d'organiser dans les rues de la capitale française une grande manifestation non violente. Elle fut programmée pour le 17 octobre à 20h30. Mais c'était compter sans la détermination de De Gaulle de contenir la menace nationaliste et d'épargner la capitale française de tout débordement. Aussi, la manifestation est interdite et quelque 7000 à 10 000 policiers prennent position à Paris. Ils seront soutenus par une foule d'ultras excités qui participera au massacre en lynchant à mort les manifestants et en jetant leurs corps par-dessus les ponts de la Seine. Des milices de harkis seront également de la partie. Selon les chiffres avancés à l'époque, il y aura 11 730 arrestations. Officiellement, le gouvernement gaulliste ne reconnaîtra que 2 morts et quelques blessés. Les chercheurs parlent quant à eux d'au moins plusieurs dizaines de tués par la police française, voire quelques centaines. L'historien Jean-Luc Einaudi, qui s'est penché sur ces événements, fait mention d'au moins 200 morts et de dizaines de disparus. Le 30 octobre 1961, à l'Assemblée nationale, Eugène Claudius-Petit, député centriste, dénonça violemment les responsabilités de la Préfecture de police en ces termes : «Il faut appeler les choses par leur nom. Chaque gardien de la paix ne pouvait plus se déterminer, à cause de l'ordre reçu et de la décision prise, autrement qu'en tenant compte de la couleur de la peau, de la qualité des vêtements ou du quartier habité. Heureux les Kabyles blonds qui ont pu échapper aux réseaux de la police ! Faudra-t-il donc voir prochainement, car c'est la pente fatale, la honte du croissant jaune après avoir connu celle de l'étoile jaune ?». Le 27 octobre 1961, Claude Bourdet avait interpellé Maurice Papon au conseil municipal de Paris sur l'exactitude des faits qui se lisaient dans la presse parisienne, à savoir le repêchage de 150 cadavres d'Algériens depuis le 17 octobre 1961 dans la Seine entre Paris et Rouen. Froidement, Maurice Papon avait répliqué : «La police a fait ce qu'elle devait faire» et «Nous avons gagné la bataille de Paris.» «Trois évidences», selon Me Vergès Au célèbre avocat Jacques Vergès, les massacres du 17 octobre 1961 contre les Algériens de Paris évoquent trois questions ou plutôt trois évidences. «La première est que comme le soulignait le philosophe Hanna Arendt, le colonialisme est «la matrice du nazisme et de la barbarie en Europe» (...) et l'ordonnateur de la rafle-massacre d'octobre 1961, Maurice Papon, a fait ses armes dans l'Algérie» sous occupation française. La deuxième «évidence» réside dans le fait, selon lui, que les responsables en Europe et spécialement en France «souffrent» de ce qu'il qualifie de «daltonisme moral» : «ils voient les crimes commis contre les juifs. Ils ne voient pas les crimes perpétrés contre les colonisés», explique-t-il. Me Verges fait valoir aussi que Papon a été poursuivi pour les rafles de juifs auxquelles il a participé jeune comme sous-préfet et exécutant à Bordeaux, et qu'il ne l'a pas été pour les massacres d'Algériens pacifiques dont il a été l'organisateur à Paris comme «super préfet». Troisième «évidence» enfin pour Me Verges : les crimes du colonialisme contre l'humanité «ne sauraient être amnistiés puisqu'ils sont imprescriptibles par définition» et l'amnistie «est une forme de prescription anticipée», soutient l'ancien avocat de la cause nationale algérienne. Censure institutionnelle Les quelques rares films, en majorité censurés, sur la répression sanglante du 17 octobre 1961 à Paris, n'ont pu sensibiliser le grand public français sur cet événement tragique. Parmi ces produits, le film-documentaire intitulé «Une journée portée disparue» des cinéastes australiens Philip Brooks et Alan Hayling est un recueil de témoignages croisés de victimes algériennes, témoins et militants dont Ali Haroun et Omar Boudaoud de la Fédération de France du FLN. Les témoignages sont soutenus par des photographies dont celles d'Elie Kagan, photographe français témoin de la répression sanglante survenue près de 6 mois avant la signature des accords d'Evian. «Une journée portée disparue», c'est ainsi contre l'occultation d'un crime colonial que le film de Philip Brooks s'inscrit, en relançant de rares archives réalisées par ceux qui, témoins du drame, avaient tenté de briser le silence. Le 17 octobre même, les quelques images de télévision qui existent sont dues à des télévisions non françaises. La censure a également frappé le film du biologiste Jacques Panijel, «Octobre à Paris», qui reconstitue la manifestation à partir des photos de Kagan et de témoignages d'Algériens. Ce film a été saisi par la police dès sa première projection, en octobre 1962. Idem pour le film «Nuit Noire» du cinéaste Alain Tasma, qui tente de retracer la trame de ce haut fait d'histoire contemporaine, avec des personnages fictifs dont une journaliste,Sabine (Clotilde Courau), une militante contre le colonialisme, porteuse de valises, Nathalie (Florence Thomassin), un ouvrier, Tarek (Athmane Khelif), son neveu Abde (Ouassini Embarek), un moudjahid de la Fédération FLN de France, Ali Saïd (Abdelhafid Metalsi), entre autres témoins de ces massacres différemment interprétés qui voient leurs destins se croiser dans le carrousel du débat contradictoire.