Mardi, au premier jour de l'Aïd, des cafés, des boulangers, des restaurants mais surtout des supérettes étaient ouverts aux clients, au centre-ville. Contrairement aux autres jours, la paralysie générale n'a pas eu lieu. C'est un début ! Lundi, à la veille de l'Aïd. Il est 10h. Le centre-ville grouille de monde. Les dizaines de milliers de passants vont dans tous les sens. Les boutiques, les cafés, les boulangers et les restaurants continuent à travailler comme d'habitude dans une ambiance de tous les jours. La fermeture des commerces, surtout les boulangeries, à une journée de la fête du sacrifice n'a pas eu lieu. Dans la basse Casbah, les trabendistes du pain étaient au rendez-vous. Chassés, à la mi-octobre, par la police, qui a interdit le commerce informel dans les ruelles de la vieille ville, ils se sont manifestés à nouveau. C'est ainsi qu'ils ont pris position au pied du palais Aziza, dans les environs immédiats de la mosquée Ketchaoua, de sorte à ce qu'ils ne soient pas visibles à travers la caméra installée sur le toit du siège de l'Agence nationale d'archéologie et qui balaie une bonne partie de la placette et l'entrée de la rue Bouzrina (ex-rue de la Lyre). Les clients ne se bousculaient pas : une importante quantité y était exposée à la vente. Inutile donc de jouer des coudes. Les policiers, présents en permanence sur les lieux, ont levé le pied. En plus de laisser le champ libre aux trabendistes du pain, ils étaient indifférents devant la reconstitution du marché informel de la place des Martyrs, éradiqué depuis deux mois. Des jeunes et des enfants ont ainsi profité de l'occasion afin d'écouler des produits susceptibles d'intéresser les clients à l'occasion de l'Aïd, surtout l'habillement et les instruments de dépeçage. Dans les autres quartiers de la ville, à La Casbah, comme à Alger centre ou à Sidi M'hamed, la même ambiance régnait. La quasi-totalité des commerces étaient ouverts. La menace de sanctions proférée par les autorités en cas de fermeture a été donc prise au sérieux. D'ailleurs, à la rue Hassiba Ben Bouali, dans la commune de Sidi M'hamed, une demoiselle se promenait avec une pile de fiches sur lesquelles elle notait «ouvert» chaque fois qu'elle s'arrêtait devant une boutique. Difficile en définitive de déceler dans le mouvement de la foule que nous étions à quelques heures de la fête du sacrifice. Auparavant, les habitants avaient l'habitude d'être pris en otages en pareilles occasions. Ils croyaient qu' ils allaient être privés, parfois durant toute une semaine, de pain et de lait notamment qu'ils allaient chercher dans les wilayas limitrophes. Lundi, la fermeture généralisée des commerces n'a tout simplement pas eu lieu. C'était une journée ordinaire. Mais il y avait un signe qui ne trompe pas : le bêlement des moutons condamnés dans les balcons sonnait comme un rappel. C'était le cas à La Casbah. C'était le cas aussi à la place du 1er Mai. A l'entrée des véhicules de l'hôpital Mustapha Pacha, par exemple, la bête se trouvait dans le balcon du 3e étage d'un immeuble. Son bêlement renvoyait des échos des autres bâtiments, même de loin, au point d'attirer l'attention des passants. Des moutons en vadrouille au centre-ville Il commence à pleuvoir. Il est presque midi. Direction, le centre-ville d'El Harrach. 10 km de trajet ; 1h30 de route ! Malgré le départ d'une bonne partie de la population vers leur lieu d'origine, afin de célébrer l'Aïd en famille, les embouteillages étaient de rigueur. Le bus de l'Etusa a quitté la station urbaine Aïssat Idir de Sidi M'hamed à 11h50. Il est arrivé à la gare d'El Harrach à 13h20. Il était difficile de franchir la rue Mohamed Belouizdad, surtout le tronçon de Belcourt. Les stationnements de voitures et les déplacements des piétons y ont grandement gêné le flux de la circulation automobile. Mais la situation la plus dramatique a été vécue au Caroubier. A cause du chantier du tramway, la chaussée a été réduite à une seule voie ouverte à la circulation, au lieu de trois, sur un parcours de 100 m environ. Les automobilistes redoublaient d'imagination afin de pouvoir sortir du nœud le plus vite possible. L'attente a été longue, éprouvante. Les voyageurs se consolaient toutefois en prenant le plaisir à regarder les voitures rentrant au centre-ville. Le tableau faisait énormément plaisir aux enfants. Les automobilistes qui se dirigeaient vers la ville ne rentraient pas les mains vides. Dans les malles, les bennes ou carrément sur les banquettes arrière, il y avait souvent des moutons, les pieds liés. Beaucoup de voyageurs ont perdu leur patience avant de parvenir à destination. Le déplacement était harassant. L'ambiance au chef-lieu de l'ex-Maison carrée ne différait en rien de celle de la place du 1er Mai. C'est que l'Aïd a été une occasion propice à la multiplication des commerces parallèles. Le marché illégal de Boumati, le plus important de la wilaya en termes de nombre de trabendistes qui y activent, attirait surtout les jeunes venus des autres régions du pays. A la veille de l'Aïd, on découvre que ce marché est aussi occupé par des gens originaires de la commune. Ils sont même les plus nombreux. Les rues étaient squattées comme de coutume. Malgré la pluie, les trabendistes ont étalé leurs marchandises sur la chaussée et les trottoirs. Pour marquer l'événement, le marché a été inondé de produits de conserve (tomate, harissa…) très prisés pendant les journées de l'Aïd. Les prix des fruits et légumes ont atteint les sommets (60 DA/kg la pomme de terre et 150DA/kg la banane). Il n' y a pas de quoi en faire une histoire. Le film a été déjà vu à plusieurs reprises ! De leur côté, les maquignons ont le souffle long. Ils ont continué à vendre les moutons même dans la soirée. Les points de vente, réglementés ou anarchiques, étaient nombreux. On en trouvait dans tous les coins, dans les garages ou dans les terrains vagues. A la tombée de la nuit, les enfants faisaient des tournées en groupe entre la place des Martyrs et le square, en passant par Bab Azzoun et le boulevard Che Guevara et en traînant avec eux leurs moutons, seuls ou en troupeaux. Il y avait en tout une quinzaine de têtes en randonnée. Le jour du sacrifice Les égorgeurs de moutons ne perdaient pas de temps. Quelques minutes après la fin de la prière de l'Aïd, vers 8h20, on les voyait déjà à l'œuvre sur la terrasse d'un immeuble. La journée sera longue, la tâche est énormes, autant faire vite. Une fois la bête égorgée, plusieurs jeunes s'occupaient du reste. Puis vint le nettoyage. Comme tout se passait sur la terrasse de l'immeuble, les eaux utilisées en abondance sont évacuées à travers le réseau de drainage des eaux pluviales. Les tuyaux sont défectueux. Ils sont troués à plusieurs niveaux. Ainsi, une fois le rite accompli, on voyait le sang coulant dans les tuyaux jaillir de partout. Une image à vous donner la nausée. De plus, les eaux du nettoyage finissaient sur la voie publique. Des odeurs écœurantes accompagnaient ces rejets. Les exemples sont nombreux. Plusieurs artères du centre-ville étaient en effet devenues le déversoir de ce type de déchets liquides. La rue Larbi Ben M'hidi en a beaucoup souffert ce jour-là. Par endroits, des mares de sang s'étaient formées. Les touristes qui se promenaient durant la matinée de l'Aïd tout au long de l'avenue étaient désagréablement surpris d'assister à ce spectacle. Outre les terrasses, il y a des familles qui ont égorgé leur mouton à l'entrée des immeubles. Ces cas sont nombreux à Alger-centre. Là où la terrasse est inaccessible, on se rabattait sur le hall. Du sang coulait sur la chaussée avant de finir dans les avaloirs. Le nettoyage sommaire à grande eau intervenait après coup. A Soustara, l'abattage a eu lieu sur les trottoirs. Dans la matinée, les rues du quartier ressemblaient à un abattoir à ciel ouvert. Partout du foin, du sang et des crottes. C'est sûr, les équipes de Net-com allait souffrir le martyre avant d'effacer toutes les traces du sacrifice qui a provoqué une situation sanitaire des plus déplorables. Petit à petit, les commerces ouvraient. Il y avait de rares cafés, mais suffisants pour répondre à la demande, du moins à La Casbah et Alger-centre. Dès la mi-journée, les supérettes accueillaient les premiers clients. A la place Ketchaoua, les trabendistes du pain étaient là. A la rue Tanger (Ahmed Chaïb), plusieurs restaurateurs proposaient le menu habituel. Devant l'affluence de la clientèle, le jour même de l'Aïd, un cafetier s'est montré enthousiaste : «Désormais, je ne fermerai jamais mon café.» Parole d'homme !