Quelle analyse faites-vous sur l'évolution de la crise libyenne, notamment après la mort de Mouammar Kadhafi ? Pr Chems Eddine Chitour : Les circonstances de la mort de l'ex-dirigeant libyen sont vraiment choquantes du point de vue de la dignité humaine. Les combattants du CNT et l'OTAN n'ont pas respecté les lois de la guerre. Quand un prisonnier est blessé, on le soigne et on le respecte avant de le juger. Il est vrai que l'Occident nous a habitués à la pendaison en direct d'un autre dirigeant arabe et musulman, en l'occurrence Saddam Hussein. Je crois pouvoir dire que d'une certaine façon, il est presque avéré que l'Otan a participé d'une façon directe à la mort de Kadhafi en bombardant son convoi. Les Français s'en sont vantés, suivis par les Américains qui nous informent qu'un drone a participé à la curée pour tuer un homme. Il semblerait que Kadhafi soit sorti du véhicule blessé. Il aurait été par la suite achevé par des combattants du Conseil national de transition. Même après la mort et devant les doutes légitimes que l'on peut émettre au vu des scènes insoutenables, notamment celles d'un lynchage en direct, on constate que l'Occident ne respecte pas lui -même les fondements de l'éthique et de la dignité humaine. Les responsables du CNT ne veulent pas faire d'autopsie - malgré la demande de l'ONU qui, ayant eu un rôle honteux en laissant se dévoyer la résolution du mois de mars, tente de se rattraper pour savoir ce qui s'est réellement passé. La dépouille sera enterrée de façon anonyme pour que le colonel Kadhafi ne soit pas un symbole. Les Américains et les Français essayent de se dédouaner en demandant hypocritement une enquête sur les «circonstances de sa mort». Et après ? En tout cas, on sait qu'il a été tué et l'autopsie ne nous apprendra rien, les assassins sont connus. D'autant que l'on savait depuis quelques jours où il était caché. Il était tout à fait possible de pouvoir l'arrêter et de le juger. Dans ces conditions-là, on ne peut qu'émettre cette question : est-ce qu'on voulait d'un Kadhafi vivant? Beaucoup de spécialistes disent que Kadhafi ne devait pas parler au vu de ce qu'il sait depuis quarante ans sur les hommes, les gouvernants et la marche du monde. Et la seule façon de l'empêcher de parler est de le livrer à l'ivresse de tueurs. Kadhafi emportera avec lui ses secrets. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il est mort debout dans son pays, dans sa ville, lui qui aurait pu, dès le début des révoltes fomentées de l'extérieur, partir et couler des jours heureux. Il n'a pas voulu déserter comme ses deux voisins, s'enfuir pour vivre une vie en exil sans gloire et laisser le champ libre à ceux qui en voulaient au pétrole et au gaz libyens. On aura peut-être eu peur des révélations qu'aurait pu faire l'ancien guide libyen. Estimez-vous que les choses se compliquent pour les nouveaux responsables libyens ? D'abord, le CNT n'est pas encore établi à Tripoli. Il est toujours à Benghazi. Plus grave, il existe plusieurs prétendants qui veulent gouverner avant les élections. On dit toujours que «la défaite est orpheline, mais la victoire a mille pères». Tout le monde se revendique de la victoire. Nous avons les courants islamistes avec Belhadj, qui a demandé officiellement sa part du pouvoir. Il y a également des personnes de Cyrénaïque et les nouveaux mouvements qui viennent à se manifester, tels que les amazighs libyens et qui étaient l'un des fers de lance dans l'offensive sur Tripoli. Il y a aussi les révolutionnaires de «la vingt-cinquième heure», comme le président du CNT qui, il y a quelques mois, était l'un des piliers du régime du colonel Kadhafi. Il y a enfin les différentes tribus qui chacune réclamera sa part du pouvoir. Dans tout cela, le CNT aura beaucoup de mal à pouvoir constituer un gouvernement de transition et préparer une constituante. C'est au bout de ce processus qu'il y aura en principe des élections présidentielles si tout se passe bien en juillet 2010. Autre point important, c'est le fait qu'on ne veuille pas enterrer de façon digne l'ancien guide libyen. La famille de Kadhafi aurait demandé la dépouille de l'ex-dirigeant et de son fils pour les enterrer dans sa tribu. Cela ne s'est pas fait à ce jour. Cela voudrait-il dire que la situation est de plus en plus complexe ? Quel rôle peuvent jouer les pays occidentaux dans ce processus ? Les occidentaux s'en lavent les mains. Ce qui les intéresse en premier lieu, c'est la reconstruction de la Libye qu'ils ont mise par terre, c'est la vente des armes et c'est aussi la part de pétrole confiée à leurs entreprises. Total a commencé les forages en mer, l'ENI italienne a repris sa production en même temps que les entreprises américaines. Les entreprises sanctionnées sont les russes et les chinoises, le but ultime étant justement de chasser la Chine de l'Afrique. Il y a quelques jours de cela, 80 entreprises françaises ont débarqué à Tripoli pour offrir leurs services. Mardi dernier, c'est-à-dire deux jours avant l'attaque contre le convoi de Kadhafi à Syrte, la secrétaire d'Etat américain Hillary Clinton a proposé à la Libye un quasi-plan Marshall. On comprend bien que les pays occidentaux veulent leur part dans le projet de reconstruction estimé à 200 milliards de dollars. Selon votre analyse, la période post-Kadhafi sera encore plus difficile ? Il faudrait expliquer honnêtement ce qu'est la Libye de Kadhafi avant de se projeter dans l'avenir. C'est vrai que l'ex-dirigeant aurait dû quitter le pouvoir depuis longtemps. Il n'a pas su, à l'instar des potentats arabes, préparer l'alternance, ouvrir le champ démocratique. Mais il ne faudrait pas oublier que la Libye était le deuxième pays d'Afrique en termes de niveau de vie après l'Afrique du Sud. L'indice de développement humain se situait au même niveau que celui des pays émergents et de certains pays de l'Europe de l'Est. Les nouveaux diplômés de l'université étaient pris en charge par l'Etat. Ils bénéficient d'un emploi et d'un appartement. La rente pétrolière a été redistribuée à tout le peuple libyen. Il faudra peut-être 30 à 40 ans au moins pour que le peuple libyen puissent retrouver le niveau de vie d'avant-guerre. Une question s'impose donc dans ce contexte : pourquoi une révolution aussi brutale, même s'il était vraiment nécessaire de changer un gouvernement ? Doit-on changer tous les potentats arabes à la pointe des baïonnettes de l'Occident en le laissant s'ingérer - de façon intéressée - dans les affaires intérieures? Ou doit-on militer pour aller à l'alternance nécessaire dans le calme et la sérénité, en exigeant des élections libres, transparentes et honnêtes, sans pour autant perturber le niveau de vie et détruire le pays. Aujourd'hui, la situation de la Libye est vraiment dramatique. Tout a été démoli en Libye. La ville de Syrte a été détruite entièrement par les frappes de l'Otan et les forces du CNT. Le nombre de blessés se compte par milliers. Il y aurait plus de 30 000 morts en l'espace de huit mois. En 42 ans de règne, Mouammar Kadhafi n'aurait pas tué plus d'un millier de personnes. La Libye se retrouve du coup dans l'inconnu. Le comble est le fait que les politiques qui sont au sein du CNT étaient des ministres et des hauts responsables du gouvernement de Kadhafi, et à ce titre, il est curieux de les entendre parler de démocraties et de droits de l'Homme… Les pays occidentaux ne sont pas dupes, ils savent à qui ils ont affaire, et ce faisant, ils leur indiquent «continuellement la marche à suivre». Ils avaient tous des postes importants et soutenaient les décisions du colonel Kadhafi, même les plus erratiques. Pourquoi, selon vous, le président du CNT Mustapha Abdeldjalil n'a fait ni discours ni déclarations, surtout depuis la mort de Kadhafi ? La question se pose effectivement. Est-ce que Mustapha Abdeldjalil n'était pas finalement un domino ? Ils ont déjà tué le général Younès Abdelfattah, un ancien du sérail de Kadhafi, chef d'état-major du CNT, qui a rejoint les combattants dans le but «d'aller vers la démocratie». Donc, la révolution libyenne est en train de manger en quelque sorte ses enfants. Il faut retenir ceci que la boîte de Pandore a été ouverte. Nous assistons pratiquement à la même expérience de démocratisation de l'Irak. Depuis l'invasion de l'Irak en 2003 par les américains, on parle de démocratie. A ce jour, il y a encore des attentats meurtriers. Ce n'est pas donc un modèle de démocratie et il n'existe pas encore de gouvernement réel. Il faudrait alors s'interroger sur la pertinence de la démocratie et des décisions d'un conseil illégitime qui va prendre des décisions concernant l'avenir de la Libye, notamment dans le domaine économique et énergétique sans l'aval du peuple. Gageons que les pays occidentaux fermeront les yeux, eux qui sont concernés au premier chef par le butin. Et sur ce plan, «les médias aux ordres» ont joué le rôle qui leur a été assigné en matraquant à coups de désinformation massive les téléspectateurs. Par contre, le silence des chefs d'Etat arabes sur la mort de l'un des leurs, en l'occurrence le colonel Kadhafi, n'augure rien de bon. Aucun chef d'Etat n'a fait de déclaration pour condamner les conditions de la tuerie. Est-ce que les chefs d'Etat arabes valent moins que rien ? Quand «un spécialiste» qui, dans une émission de la télévision France 5 le jour même, s'interroge si «c'est une habitude chez les présidents arabes traqués de mourir en se cachant des égouts, il faisait allusion à Saddam Hussein et à Mouammar Kadhafi. Sans être naïf et tout en mesurant les difficultés de ceux qui gouvernent, on peut regretter qu'il n'y ait eu aucune réaction ou de compassion des chefs d'Etat arabes à l'endroit d'un mort et de sa famille. La seule réaction, sans épaisseur et dénuée de toute dimension humaine, est celle de la Ligue arabe qui considère, dans la ligne tracée par l'Occident, que la Libye se dirige vers la démocratie. Pourtant, en Islam, quand quelqu'un meurt, il y a extinction de la haine. Les potentats arabes sont tétanisés par l'Occident. Ils ont peur de déplaire. Cela veut dire que les choses ne sont pas aussi simples que cela et qu'il existe vraiment un malaise profond. Les slogans de démocratie et de respect des droits de l'homme cachent en vérité de véritables enjeux, au-delà des enjeux civilisationnels, ceux plus terre à terre du capitalisme prédateur qui n'a de cesse de faire main basse sur les ressources énergétiques des pays arabes. Que doivent faire aujourd'hui les Libyens pour dépasser cette situation de crise ? Les libyens sont des maghrébins et des arabo-berbères. Nous nous devons d'être solidaires avec eux. Ils doivent prendre exemple sur la révolution algérienne contre le colonialisme, et l'expérience démocratique amère de 1988 à 1991. Ils doivent se rassembler plus que jamais et essayer de faire barrage à ceux qui veulent prendre le pouvoir pour le pouvoir. Il faut qu'ils aillent vers l'unité, sinon la Libye connaîtra le même sort que celui de l'Irak, c'est-à-dire la division en trois régions distinctes : les kurdes au nord, les sunnites au milieu et les chiites au sud. Les libyens doivent s'écouter mutuellement et revenir à la sagesse. Ils doivent mettre la haine de côté et construire leur avenir ensemble. Ils se sont entretués pour la démocratie et la liberté. Ils doivent faire la paix et aller de l'avant.