Il est sept heures et demie et Mokhtar traverse le parking de la cité. Il se rappelle qu'avant, son père disait toujours «cité-dortoir» quand il évoquait la piètre qualité de leur trois-pièces-cuisine et se révoltait contre le manque de considération aux enseignants de lycée qui «méritent quand même mieux que cette étendue d'immeubles ocres de non-architecture. Si Mokhtar est allé si loin dans sa «pensée», c'est parce que le silence de ce vendredi matin est tellement sidéral que les souvenirs pouvaient remonter tranquillement. Toutes les fenêtres étaient ouvertes derrière les «bareaudages», mais ce n'est pas parce que les gens sont levés, mais parce qu'il fait chaud. Mokhtar a l'habitude des vendredis silencieux quand il traverse le parking mais, aujourd'hui, c'est un peu spécial, puisque c'est le premier jour de Ramadhan. Alors, il s'est demandé s'il allait trouver un bus à une heure si indue d'un jour sacré qui coïncide avec le début d'un mois sacré. Sept heures et demie, un vendredi de Ramadhan et Mokhtar qui doit travailler, quelle idée saugrenue ! Mais il n'y a personne, ni dans le parking de la cité-dortoir, comme disait son père, pour lui dire que c'est bizarre de travailler. Sa mère aurait pu. Elle le lui disait quand elle devait se lever pour lui faire son café crème et repasser sa chemise, mais, aujourd'hui, elle dort comme tout le monde. Enfin, presque. Mokhtar a fini de traverser l'interminable parking et avant de traverser la route pour aller de l'autre côté où se trouve l'arrêt de bus, il a eu une pensée pour son père, mort il y a deux ans avant de réaliser son rêve de sortir lui et les siens de cette cité pour un toit plus humain. Il s'est alors dit que ça valait la peine de bosser un vendredi le ventre vide et traversa la route sans aucune précaution, puisqu'il y avait plus de chance d'être renversé par un chameau que par une voiture, ce matin à Alger. Quand il est parvenu devant l'abri bus au plexiglas brisé par une vieille émeute d'émeutiers qui n'ont pas trouvé leur nom sur une liste logements à distribuer dans une cité-dortoir, qu'on appelle maintenant la cité des recasés, Mokhtar a entendu un bruit de moteur venant de loin. Le son porte très loin le vendredi à huit heures moins vingt-cinq. En optimiste maladif, il s'est dit que ça ne pouvait être qu'un bus mais dix minutes plus tard, il a vu arriver une voiture de police qui a ralenti à sa hauteur. L'un des agents était tenté de lui demander ce qu'il faisait là avant d'y renoncer, songeant sans doute que ce n'est pas son travail de contrôler les fous. Mokhtar est toujours seul devant les débris de plexiglas quand il a vu arriver, comme survenu de nulle part, un sexagénaire avec un couffin surmonté d'une canne à pêche. Quand il est arrivé à sa hauteur, Mokhtar voulait lui dire bonjour et lui parler, tellement il se sentait seul. Mais le vieux a violemment détourné le regard et pressé la pas, après avoir regardé les débris de plexiglas, croyant que c'était Mokhtar qui avait détruit l'abribus. Il sait que c'est quand même invraisemblable de faire une émeute tout seul, de si bonne heure et à un moment où aucune distribution de logements n'était annoncée dans le coin. Mais il sait aussi qu'on ne peut être innocemment à un arrêt de bus un vendredi de premier jour de Ramadhan. Alors, le vieux au couffin surmonté d'une canne à pêche a continué son chemin sans se retourner. Les gens supportent mieux les fous au bord de la mer que devant les arrêts de bus. Il n'y a pas d'explication valable à cela mais on ne cherche pas les explications valables à la vue de plexiglas brisé, en tentant tranquillement de rejoindre sa crique. Quand Mokhtar a vu le bus devant lui, ça faisait déjà quelques minutes qu'il était là, pendant que lui, complètement absent, en était à se poser des questions si le vieux qui l'avait fui comme la peste reviendra avec un poisson quand il quittera sa crique. Le bus n'attendait pas qu'il sorte de sa rêverie pour monter mais il s'est arrêté parce que c'était ici que le chauffeur devait prendre son receveur. Quand Mokhtar et le receveur sont montés, le bus n'a pas pour autant démarré. Il va encore attendre en espérant quelques clients. En trouvant Mokhtar devant l'arrêt, il s'est dit que ce devait être dans un quartier de fous et qu'il valait mieux attendre ici qu'ailleurs. Mais Mokhtar lui a expliqué timidement, s'excusant presque, qu'il allait au travail. Désespéré, le chauffeur démarre. Slimane Laouari