La solidarité, Saïda en sait quelque chose. Fille de la «Bazetta» dans le haut Bab El Oued, elle n'a pas été personnellement touchée par les tragiques inondations de sinistre mémoire qui ont englouti il y a une décennie des pans entiers du quartier, avec les cortèges de morts et de disparus que tout le monde se remémore encore aujourd'hui. Saida est médecin était une jeune fille diplômée de médecine qui débutait à l'époque dans le métier. Ce jour-là, elle voulait à tout prix rejoindre l'hôpital de Béni Messous où elle exerçait mais personne ne pouvait aller nulle part quand on habite Bab El Oued. Le ciel était tombé sur les hauteurs, avant que les hauteurs ne tombent sur la tête des habitants du quartier. Saida habitait encore chez ses parents et elle se rappelle de son père qui ne voulait pas la laisser sortir de la maison, avant d'en avoir honte. Aujourd'hui encore, il en rougit mais il lui reste la belle consolation d'être fier de sa fille. Oui, Saida, avec un visible embarras, se souvient qu'il l'avait suivie jusqu'en bas de l'escalier de leur immeuble. Bien sûr, elle veut bien comprendre qu'un père puisse s'inquiéter pour la vie de sa petite. Elle comprend d'autant plus que depuis Saida s'est mariée et est devenue maman de deux adorables garçons. Saida comprend, mais elle n'a pas changé. Elle se rappelle un jeune homme qu'elle avait ramené à la vie alors qu'il allait étouffer par la boue qu'il avait avalée, en tentant de sauver la vie des autres. Oui, il s'appelle Sofiane, il a à une année près le même âge qu'elle et il vend aujourd'hui des vêtements à Djamaâ Lihoud. Il arrive à Saida de passer devant son étal mais elle n'achète plus jamais rien chez lui. Elle l'avait fait une fois, une chemise et il avait refusé d'encaisser. Saida a sauvé Sofiane de la mort mais elle a vu d'autres mourir. Des jeunes et des moins jeunes. Sofiane lui rappelle aujourd'hui Wadjih. Ce dernier est un jeune Syrien de vingt-quatre ans. Il était au Square Port-Saïd avec Wafa, son épouse et leur bébé de deux ans. Wadjih avait le visage caché entre ses deux mains quand Saïda a voulu l'aborder. Elle s'est rendue sur place dès qu'elle a su qu'il y avait des réfugiés en détresse à cet endroit. Elle est sortie comme durant les inondations de Bab El Oued. C'est beaucoup plus tard que Wadjih racontera son histoire à Saida. Elle avait proposé un dîner et une nuit confortable à Wadjih et aux siens avant de voir ce qu'elle peut faire pour une prise en charge durable. Wadjih avait d'abord refusé, comme il avait refusé l'aide d'autres personnes avant l'arrivée de Saida, mais il a fini par accepter face à un argument massue : pour le bébé qui a besoin d'un moment de répit. C'est plus tard, autour d'un thé, que Wadjih a raconté «son histoire» pendant que Wafa se remettait à pleurer silencieusement. Wadjih habitait et Wafa habitaient Damas, il était coiffeur et elle esthéticienne. Quand les «événements» ont commencé, personne n'imaginait que ça allait prendre cette ampleur. Il n'était pas question pour le jeune couple de bousculer une vie tout de même assez confortable, d'autant plus qu'ils ne se sentaient pas concernés par ce qui se passait. Les choses se sont compliquées chaque jour un peu plus, jusqu'à l'horreur. Wadjih a alors accepté la proposition qu'il avait fermement refusée : rejoindre les parents de sa femme vivant encore dans un village de la Bekaa, près de la frontière libanaise, une région jusqu'alors épargnée par les violences. A partir de là, rejoindre le Liban est un jeu d'enfant pour les autochtones qui en connaissent le moindre recoin, en dépit de la présence militaire, toujours forte dans cette zone-là. C'est à partir de là que Wadjih et sa petite famille ont quitté le pays, un départ précipité par l'horreur qui se généralise. Il n'en dira pas plus et Saida n'a pas insisté. Elle propose alors au jeune couple d'aller se reposer. Quand elle est restée seule, elle a beaucoup pensé au bébé qui allait se retrouver le lendemain au Square Port Saïd si son père refuse encore la modeste solidarité des gens modestes. Elle s'est promis de faire quelque chose de plus durable pour cette petite famille, tout en se disant : et les autres ? Avant d'aller dormir, elle s'est posé une dernière question. Et si au lieu de faire tous les jours l'actualité dans les journaux, l'Etat algérien les prenait en charge ? Dans sa chambre, Saida a l'habitude de feuilleter les journaux avant de dormir. Elle est tombée sur cet entrefilet : la ligue des droits de l'homme déplore l'absence de cadre juridique qui permette la prise en charge des réfugiés syriens ! Saida a failli sourire mais elle s'est ravisée. Le bébé a poussé son premier pleur en milieu fermé depuis cinquante jours. Slimane Laouari