Banlieue algéroise, un quartier assez populaire. Entre une épicerie et un kiosque à tabacs et journaux, une petite porte en verre fumé. Le tranquille citoyen qui passe par là aura du mal à se douter de ce qui se passe derrière cette baie vitrée. Seule indication : une petite plaque, à peine lisible, annonce : Docteur X, chirurgien. En plus petits caractères : esthétique, plastique et réparatrice. La clientèle potentielle ne se trouve donc pas parmi la foule qui passe devant cette plaque sans la lire, pressée et occupée qu'elle est à courir derrière les bus. Non, elle vient des quartiers huppés de la capitale, où l'on se donne son adresse dans les salons de beauté ou de soins esthétiques. Ses coordonnées ne se passent pas que sous le manteau. Dernièrement, certains ont pu lire, à la une de certains journaux, un bandeau publicitaire vantant les mérites de ce chirurgien. Pratique marketing formellement interdite par la loi et par le code de déontologie médicale. Mais ce médecin exerce toujours son activité, en prenant évidemment le plus de précautions possibles quant à sa sécurité, et boutant toute demande faite par des journalistes. La seule façon de l'approcher ? Se faire passer pour une patiente, inquiétée par son futur mariage et désespérée de ne pouvoir rentrer dans sa robe à cause de ses rondeurs. Cabinet de chirurgie esthétique Notre imagination nourrie aux images télévisuelles de cette pratique nous inclinerait à penser nous retrouver dans un salon aux couleurs feutrées, aux moquettes épaisses qui étoufferaient les pas d'infirmières aux tenues impeccables. Rien de tout cela. La petite salle d'attente n'offre que quelques petits sièges inconfortables, la table basse ne présente que quelques vieilles revues féminines, et sur les murs, qui furent blanc un jour, n'est suspendu qu'un cadre aux couleurs ternes. Rien de très gai ni de très rassurant. L'assistante, après avoir ouvert la porte, mais avant de laisser entrer, demande, sur un ton suspicieux, la raison de cette venue. «Ah le chirurgien esthétique ! Bien sûr, rentrez !» Et se transformant en hôtesse souriante et un brin loquace, elle précise : «Mais les consultations ne se font que sur rendez-vous, il n'est là que les mardis. Mais c'est pour quelle intervention ?» On expose alors ses problèmes de robe de mariée qui ne veut plus rentrer, son aversion pour toute activité sportive et pour tout régime, et surtout la rapidité à laquelle des résultats sont escomptés. Mais la phrase qui fait mouche : «Je suis prête à mettre le prix.» L'assistante écarquille les yeux, le poisson est ferré. Rendez-vous est donc pris pour la semaine suivante, pour la consultation «psychologique et physique». Le jour de la consultation Le jour convenu, la même assistante ouvre la même petite porte. Mais sans son air interrogateur : «Ah c'est vous ! Comment allez-vous ? Le docteur est là, il vous attend. Vous verrez, c'est le meilleur, il va changer votre vie ! C'est la première porte en haut.» Dans l'exiguë cage d'escalier, une silhouette descend, menue, cheveux gris, visage lisse et lèvres boursouflées : voilà le changement de vie promis. Un étage plus haut et au bout d'un couloir étroit, une autre assistante accueille les clients dans une petite salle, une cuisine transformée en «administration». La dame inscrit les renseignements personnels des patients sur des papiers cartons et évidemment les interventions souhaitées. «De toutes les façons vous en discuterez avec le médecin, c'est lui qui décidera de ce dont vous avez besoin.» Dernière consigne : éteindre son portable, sous l'œil vigilant de la cerbère. Pourquoi ? «Pour ne pas être dérangé en pleine consultation. Et puis certains téléphones font aussi office d'enregistreurs.» L'humiliation de la consultation ou l'art d'exploiter vos complexes Le faiseur de miracles, petit, rond, les sourcils broussailleux et le nez développé, n'a pas de temps à perdre. Il invite le patient à rentrer dans son cabinet aux murs défraîchis et aux rideaux élimés, puis à prendre place sur une chaise de cuisine. «Alors c'est pour quoi ? Liposuccion ? Déshabillez-vous.» Même si le problème pour lequel on est venu se localise dans une seule zone bien précise (les hanches en l'occurrence), on vous demande d'enlever le haut, le bas, les chaussures, les chaussettes (et les sous-vêtements aussi, sans un refus ferme). Tout cela le plus vite possible, devant le docteur et l'assistante, sans mettre à la disposition des patients un «coin» à cet effet. Les rideaux et la porte entrouverte offrent aux personnes de passage dans le couloir un spectacle assez embarrassant. Une blouse pour les plus pudiques n'est même pas proposée. Et gare aux contestations du genre : «Je n'ai pas besoin de tout enlever pour que vous examiniez mon ventre !», car le rebelle se verra rétorquer que le chirurgien ne peut pas «juger une seule partie d'un corps, il doit travailler sur toute la silhouette». Le ton est donné. Un stylo à la main, le médecin se propose donc de vous «redessiner». Il tâte, palpe, pétrit, soupèse, tourne et retourne la cuisse, la hanche, le bras de la personne. Il dessinera de grands cercles sur les parties du corps qu'il juge devoir retravailler. Et les marques d'encre se multiplient au gré des observations de l'œil aguerri du professionnel. On vient pour un bourrelet disgracieux qu'on espère voir disparaître le plus discrètement possible, on repart avec pas moins de 8 points «critiques» et autant d'interventions programmées, pour la bagatelle de 100 000 dinars. Quant au reste du corps, «on verra plus tard», dit-il. Dans cette position de vulnérabilité, on prend pour argent comptant chaque froncement de sourcils réprobateur, on est prêt à tout accepter pour avoir le corps parfait. Même à garder les traces de stylo sur son corps toute une journée, une lingette pour les effacer au sortir de la consultation n'étant pas proposée. Mais quand on lui demande de plus amples informations sur le déroulement des opérations, le docteur devient tout à coup moins prolixe. On saura juste que pour une liposuccion le sujet est sous péridurale, que le chirurgien pratique une incision dans le repli de la hanche, du genou ou de l'aisselle pour «aspirer» les graisses superflues. Avec quoi ? Comment ? Où ? «Vous verrez ça avec mon assistante, elle s'occupe du côté administratif.» Seule précaution à prendre après l'opération, porter une gaine pour maintenir les tissus traumatisés. Le médecin insiste même pour pratiquer l'intervention le plus tôt possible, ou du moins avant le mois qui précède la date du prétendu mariage. Pourtant, tous les chirurgiens contactés affirment réduire au maximum les opérations chirurgicales esthétiques en été. La peau cicatrise moins bien pendant les grandes chaleurs, et il y a de grands risques d'infection lorsqu'il y a exposition au soleil. Le volet liposuccion bouclé, le chirurgien signale la fin de la consultation. A moins bien sûr de faire monter les enchères : pourquoi pas un autre «travail» ? Si le patient demande l'avis du docteur quant à une autre tare sur par exemple le visage, il s'entendra répondre : «Non, non. Vous avez un visage tout à fait symétrique, aux jolies proportions.» Mais il suffit d'un geste d'hésitation, une main portée à un nez, pour que le chirurgien exploite la faille et assène un «Attendez : votre nez. Je pensais d'ailleurs que vous étiez venue pour cela.» La personne au visage proportionné s'est soudain transformée en Cyrano de Bergerac ! Et là, une demi-heure durant, le médecin s'évertuera à effectuer un véritable travail de sape, photos et schémas à l'appui. Il inventera même au pauvre patient des problèmes respiratoires et une malformation de la mâchoire liés au nez déformé. En fin de compte, le petit bout qui devait être raccourci est converti en une totale reconstruction de son appendice nasal. Tout cela pour la modique somme de… 140 000 DA. On comprendra aisément l'empressement avec lequel le nez du patient est dévalorisé. Patient qui se laisse convaincre très facilement qu'il est difforme. «Mais c'est vous qui voyez ce que vous voulez faire…», rassure-t-il. Le candidat au «rabotage», qui acceptera sans sourciller, assistera à une réaction pour le moins des plus surprenantes : «Oh P… ! Vous êtes courageuse ! Mais dans ce cas-là, ça change tout. Vous serez sous anesthésie générale, donc il faudra effectuer quelques analyses avant.» Si le patient ose demander combien de temps dure l'intervention, il se verra assener : «En quoi cela vous regarde-t-il ?!» Après tout, il ne s'agit que de sa vie et de sa santé ! Et le suivi ! Concernant le suivi, le médecin fixe un seul rendez-vous prévu 6 mois après l'intervention. D'autres chirurgiens, contactés pour les mêmes gestes, ont affirmé que plusieurs visites pré-opératoires étaient utiles pour évaluer les motivations du patient et juger de l'utilité de l'intervention souhaitée. De même, pour le suivi post-opératoire, des rendez-vous sont échelonnés sur 12 mois après l'intervention. De plus, ils évitent la pratique de rhinoplasties en été, et même durant le reste de l'année, ils ordonnent à leurs patientes de ne jamais sortir durant la journée de peur des effets nocifs du soleil. Pratiques diamétralement opposées aux conseils donnés par le chirurgien dont il est question plus haut, qui ne le mentionnera qu'à peine. Autre grande différence, selon un chirurgien esthétique de renom, «l'importance d'expliquer au patient les processus dans les moindres détails. Lui parler des risques, des complications, des ratages… Bref, l'accompagner psychologiquement de la première prise de contact jusqu'au dernier check-up. Et ne jamais cesser de parler et de communiquer». La chirurgie esthétique en Algérie peut donc être pratiquée par des chirurgiens compétents, respectueux de la personne et de ses sentiments, et qui font de leur mieux pour aider leurs patients à se «sentir bien dans leur peau». Tout comme elle peut être pratiquée par des chirurgiens dont on ne remet pas en cause la compétence, mais qui voient dans la détresse des autres qu'un moyen d'engranger le plus de bénéfices possibles, et ce, au détriment du bien-être, moral ou physique, de la personne. A bon entendeur, salut.