Ankara joue un jeu serré dans une crise irakienne ouverte à toutes les spéculations. Depuis les débuts de la crise irakienne, et maintenant la guerre ouverte, la Turquie a joué un difficile jeu d'équilibre, tant pour sauvegarder ses intérêts que pour tenir la balance entre Bagdad, son ombrageux voisin, et Washington, son puissant protecteur. Une partie pas du tout évidente, lorsque ces intérêts ne se rencontrent plus ou s'opposent franchement. C'est un peu le cas de l'alliance particulière, unissant la Turquie aux Etats-Unis, qui est quelque peu égratignée par les velléités d'Ankara de passer outre à l'interdiction que lui fait Washington à positionner des troupes à l'intérieur de l'Irak. Pour des raisons stratégiques évidentes, ni Washington ni Londres ne tiennent à voir Ankara interférer dans une guerre qui risque de changer de nature, selon les analystes et les observateurs. Ce que la Turquie voit autrement, arguant autant de sa sécurité aux frontières avec l'Irak, que du fait de prévenir une solution au problème kurde irakien, qui remettrait en question la problématique kurde turque. Ce que Ankara veut éviter à tout prix, préconisant, pour ce faire, l'occupation momentanée, à tout le moins, tout ou partie, du Kurdistan irakien, au moins jusqu'à ce que la situation en Irak s'éclaircisse. Il est vrai qu'Ankara a toujours insisté sur l'intégrité territoriale de l'Irak, cela en pensant naturellement, au cas du Kurdistan turc. Aussi, les velléités turques de franchir la frontière irakienne sont-elles condamnées fermement outre par la coalition Washington-Londres, que par l'Union européenne et aussi l'OTAN. S'exprimant devant le parlement, le Premier ministre britannique, Tony Blair, a indiqué qu'une «incursion» turque au Kurdistan serait «inacceptable», affirmant: «En ce qui concerne la Turquie, il serait parfaitement inacceptable qu'il y ait (de sa part) une quelconque incursion» (au Kurdistan irakien) soulignant: «Je crois qu'ils ont compris que ces messages ne sont pas seulement transmis par nous, mais aussi par les Etats-Unis.» Or, selon le ministre russe de la Défense, Sergueï Ivanov, qui s'exprimait lundi à la presse à Moscou, les Turcs auraient franchi les frontières avec l'Irak, affirmant: «Selon mes informations, les forces turques sont entrées en Irak il y a deux jours», indiquant que dans un tel cas de figure, «le conflit irakien peut sortir du cadre régional». Il ne fait pas de doute que, conscients de cette donne, plusieurs pays européens ont mis en garde Ankara contre toute tentative de pénétration en territoire irakien. C'est ainsi que le Conseil de l'UE a prévenu Ankara qu'une initiative de sa part en Irak, remettrait en cause sa candidature d'adhésion à l'Union européenne, a indiqué un porte-parole de la Commission de Bruxelles, selon lequel «les chefs d'Etat et de gouvernement des Quinze réunis en sommet jeudi et vendredi, à Bruxelles, ont adressé un signal clair à la Turquie et aux autres pays voisins de l'Irak» leur demandant «dans une déclaration commune» de «préserver la stabilité et l'intégrité territoriale de l'Irak. C'est un message clair, espérons qu'il sera suffisant à ce stade», ajoute le porte-parole de la Commission de Bruxelles. Commentant la situation, le ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel, indique: «Il est impensable que la Turquie rejoigne l'Europe si elle entre dans le Kurdistan (irakien).» De fait, les pays de l'OTAN qui se sont dit prêts à aider la Turquie en cas d'attaque de l'Irak, menacent de revenir sur leur engagement. Ainsi, Berlin a, dès samedi, prévenu Ankara que l'Allemagne «retirerait son personnel affecté aux avions Awac déployés par l'OTAN en Turquie si Ankara devait prendre part à la guerre en Irak». Acculée, la Turquie qui, jusqu'ici, a su jongler avec les événements, tentent de dédramatiser la situation affirmant que «la présence et la future présence de la Turquie en Irak découlent de considérations humanitaires et d'inquiétudes touchant au terrorisme». En fait, la Turquie qui entretient déjà une armée de 10000 hommes au Kurdistan irakien, depuis la guerre du Golfe de 1991, entend surtout empêcher les Kurdes irakiens de proclamer l'indépendance du territoire, que gèrent, depuis douze ans, les Kurdes de l'UPK (Union patriotique du Kurdistan) et du PDK (Parti démocratique du Kurdistan). Autonome de fait, depuis la guerre de 1991, le Kurdistan irakien peut espérer passer à la phase de souveraineté dans le cadre de «remodelage» promis par les Etats-Unis, lesquels ne verraient pas d'un mauvais oeil, l'établissement d'un Etat fédéral en Irak, avec le Kurdistan, la partie sunnite (Bagdad) et la partie chiite (Bassora) du pays. Les Turcs, qui jouent sur tous les fronts: prévenir la constitution d'un Etat kurde, ne pas s'aliéner Bagdad tout en conservant de bons rapports avec Washington, doivent opérer au plus près. Mais la question aujourd'hui est: l'armée turque a-t-elle franchi le Rubicon? Question à laquelle devait répondre hier, le chef d'état-major de l'armée turque, le général Hilmi Ozhok, qui se trouve actuellement dans la ville de Silopi, proche des frontières avec l'Irak. Cependant, la conférence du général Ozhok a été reportée à aujourd'hui. Il est attendu de lui qu'il apporte les précisions, que tout le monde attend. La donne turque demeure, en fait, l'inconnue de la guerre déclenchée contre l'Irak.