L´évocation de son enfance isolait merveilleusement Mouh parmi la foule compacte qui se pressait dans ce bus sale et surchargé. Il avait en tête toutes les couvertures des livres qu´il avait feuilletés dans son enfance. Des couvertures ternes qui sentaient l´austérité et la rigueur de la 3e République comme des merveilleuses jaquettes des années 60 qui donnaient aux vitrines des allures de fête. Il y avait un beau choix dans les collections: du livre de poche au coût modeste jusqu´aux livres de luxe qui semblaient des oeuvres d´art. L´enfant restait en extase devant les plaisirs futurs qu´il imaginait. La collection Marabout qu´il adorait par dessus tout, lui offrait un éventail de genres qu´il n´avait jamais soupçonné: du livre historique jusqu´au fantastique, au merveilleux qui lui procurait ce dont il avait le plus besoin: s´évader le plus possible de la morne vie quotidienne. Le complément d´évasion, Mouh le trouvait dans la merveilleuse collection Contes et légendes de...Ces ouvrages offraient aux esprits vierges de l´enfance tous les merveilleux récits que procure l´imagination fertile et débridée des peuples de la terre. Sans ségrégation aucune, toutes les parties du monde avaient jeté là leurs fantasmes et leurs rêves. C´était une lecture propre à développer l´imagination d´un jeune esprit, et Mouh n´arrêtait pas, à la seule évocation des plaisirs qu´il avait tirés de ses premières lectures, d´émettre des bénédictions sans fin à cet instituteur qui avait daigné s´occuper d´un pauvre indigène. D´ailleurs, son admiration fut sans bornes quand il apprit que ce dernier instituteur, qu´il avait eu comme maître, en 1958-1959, avait, dans une lettre envoyée «au bled», demandé des nouvelles de son ancien élève...en 2001! Cela dépassait l´entendement. D´ailleurs, Mouh se sentait toujours redevable envers cet instituteur qui lui avait donné le goût de la lecture et qui avait semé en lui les modestes graines d´une ouverture sur l´universalité. Quand il arriva à l´unique lycée de son département (en ce temps-là c´était un arrondissement), son besoin de lecture grandit démesurément. Etant interne dans cette petite ville, ses yeux s´élargirent démesurément devant les vitrines des grandes librairies (il y en avait trois). D´autres collections, d´autres ouvrages, d´autres reliures lui donnèrent l´envie de lire encore. Il se jeta, alors, sur tous les ouvrages qui pouvaient lui tomber sous la main, surtout des romans policiers des collections Fleuve Noir ou Série noire ou Le Masque et des éditions Presses de la Cité ou Gallimard. Il fallait beaucoup d´argent pour satisfaire ce besoin de lire, et comme Mouh n´avait que deux cents francs par semaine comme argent de poche, il dépensait cent cinquante centimes pour pouvoir aller voir un film dans l´une des trois salles que comptait cette ville ennuyeuse et il se procurait ses livres de lecture en les volant dans les librairies. Avec deux ou trois de ses camarades d´internat, ils avaient mis au point un stratagème pour piller les rayons de ces librairies: pendant que ses camarades occupaient le caissier, Mouh glissait dans la doublure de son pardessus deux ou trois ouvrages de la collection Livre de Poche et il repartait en jetant une moue dédaigneuse sur le reste des livres exposés. Qui peut donner à présent à un enfant le désir d´aimer les livres jusqu´à les voler?