Jadis, avec les livres, tous genres de livres, par la présence des bouquinistes, les trottoirs de nos villes rêvaient et nous faisaient rêver ! Adieu les faiseurs des plaisirs ! Les trottoirs étaient des espaces pour la liberté de l'imagination. Espace pour l'évasion.Aujourd'hui, les trottoirs sont devenus des lieux pour exposer, en pêle-mêle, des marchandises taiwanaises ou chinoises ou pour stationnement des véhicules. Adieu les bouquinistes ! Sur les trottoirs, il y avait des gens cultivés, avertis, soucieux de la vie, de la beauté et de la patrie : les bouquinistes ! Ils nous vendaient des livres et nous offraient des sourires. Ces gens simples et lumineux, avec leurs livres étalés sur le trottoir, connaissaient la force et la magie du verbe. Ces trottoirs, de nos villes, à mes yeux, par les livres et les revues, ressemblaient à une partie du paradis féerique. Dès qu'une pièce de monnaie, qu'importe sa valeur, me tomba dans le creux de la main, je courais vers le trottoir. Il y avait ammi Yahya, hiver comme été, assis sur un petit banc couvert d'une peau de mouton, regardait son royaume : les livres et les revues, en arabe et en français, déversés sur deux petites h'ssira (une sorte de tapis en alfa). Je lui tendais la pièce de monnaie, qu'importe sa valeur, sans même se donner la peine de la regarder, me donnait un livre. Il savait ce que je désirais. Ammi Yahya n'était pas là uniquement pour vendre des livres. Il passait son temps à lire, à boire du café, tasse après tasse, et à fumer des cigarettes prolétariennes : Bastos ou Afras ! Et ammi Yahya savait parler des livres. Il était capable de discuter des écrivains. Il parlait, aussi, politique. Il disait beaucoup de choses contre le système. Je ne savais pas que signifiait ce mot : système ? Il parlait des Beatles ? Il conseillait aux gens, plus âgés que lui, mieux habillés que lui, des lectures. Les gens l'écoutaient. Il était bien écouté. Ammi Yahya avait des trottoirs de livres dans sa tête ! Je l'imaginais ainsi ! Je rêvais d'être comme ammi Yahya, savoir tout sur le monde sans bouger de son banc. Dès que j'ai commencé à lire les livres des grands, j'ai trouvé des choses amusantes dans ces livres usés : une dédicace flairée d'un jeune écrivain à une lectrice. Une lettre d'amour, oubliée entre les pages d'un recueil de poèmes de Saint-Jean Perse.Beaucoup de graffitis sur (Enfance d'un sein, Tofoulatou Nahd), recueil de poèmes de Nizar Kabani. Les livres vierges, me disait ammi Yahya, sont ceux offerts à des ministres, à des députés ou à des chefs de gouvernement, et dont les feuilles resteront collées. Des livres vierges ! Des cartes de visite glissées dans des beaux livres avec lesquels des personnalités décorent leurs salons. Quand je me suis procuré, pour la première fois, le roman Madame Bovary, de Flaubert, j'ai été surpris de son état. Il était complètement usé. J'imaginais les centaines de mains qui l'avaient touché, caressé, les milliers de doigts vibrants qui le feuilletaient. Ammi Yahya me disait : voici la sagesse du bouquiniste : procure-toi toujours les livres les plus usés. Les bons livres sont ceux qui ne sont pas neufs. Depuis la lecture de Madame Bovary, je n'arrêtais pas de chercher entre les amas de livres ceux qui sont “épuisés” par les yeux et par les mains des lecteurs. De temps en temps, je tombais sur des livres avec des dédicaces, à des grandes personnalités, dont les phrases hautement filtrées. Des dédicaces pleines de politesse. Soumission. Gentillesse. Opportunisme ! Je prenais le livre et je pensais à ceux qui l'avaient lu avant moi. J'essayais d'imaginer les péripéties du livre, avant de lire le contenu. Les livres de ammi Yahya avaient plusieurs vies, chargées d'aventures et d'émotions. Mais pourquoi, aujourd'hui, ces trottoirs rêveurs ont-ils quitté nos villes ? Adieu ammi Yahya ! Ils sont morts, les bouquinistes ! Ces créateurs magnifiques sont une espèce en voie d'extinction. A. Z. [email protected]