«C´est bientôt Theniet El Had?», avait demandé Si Boudjemaâ en sortant de sa poche le nième bonbon qu´il porta aussitôt à sa bouche, non sans en proposer un à son commensal qui refusa d´un geste de la main. Depuis qu´il avait cessé de fumer, Si Boudjemaâ avait pris l´habitude de porter toujours sur lui une provision de bonbons, juste de quoi occuper sa production salivaire. «Encore quelques tournants et nous y serons, inch Allah! Et si tout va bien, nous trouverons de la neige! - Ah, de la neige!», soupira Si Boudjemaâ avec un accent de nostalgie. «Il y a longtemps que je n´en ai pas vu! Décidémént! Tout fout le camp, les saisons comme toutes les bonnes choses que nous avons connues dans notre jeunesse. Tu te souviens des hivers que nous avons passés? La neige restait une semaine ou quinze jours et nous l´accueillions toujours avec un certain plaisir car elle donnait lieu à toutes sortes de jeux où nous nous défoulions sans réserve. - Arrête de pleurnicher sur le temps passé. Cela nous semblait beau parce que nous avions l´âge de l´insouciance et des jeux. Quand on est jeune, tout semble plus beau parce que le pain nous arrivait tout chaud à la bouche. Nos parents étaient là à se décarcasser pour assurer notre subsistance. Demande-leur si les années cinquante étaient roses pour eux! Ils te parleront avec nostalgie des années trente ou vingt... Ah! la belle formule: les neiges d´antan! C´est François Villon qui en a fait un poème. Je suppose qu´il l´a composé une fois devenu vieux et qu´au coin du feu ou transi dans quelque cachot humide, il s´est rappelé le temps de sa jeunesse et des histoires d´amour dont il s´entretenait avec ses compagnons de beuverie autour d´un bon pichet de vin. Tu vois, la littérature a quelque chose de bien, c´est qu´elle t´explique l´histoire sans en faire son sujet principal. Je me rappellerai toujours l´interview du chef du parti dissous à propos du roman. Il avait déclaré sans hésiter: "Le roman, c´est remplir le vide avec le vide." Cela se voit qu´il n´a pas lu beaucoup de livres utiles dans sa vie. Le pauvre! Il ne sait pas ce qu´il a perdu! C´est comme ce qui se passe actuellement en France où le régime de Sarkozy tente de supprimer l´enseignement de l´Histoire dans les disciplines scientifiques. Il n´y a pas longtemps, ils avaient supprimé l´orthographe. Résultat: ils ont formé une génération d´illétrés. Ils ont même amené Pivot pour la réintroduire dans les moeurs avec ses concours de dictée. A peine arrivé au pouvoir, Sarkozy s´est dépêché de faire lire aux élèves de France l´émouvante lettre de Guy Mocquet sans toutefois préciser le sens de la lutte de cet adolescent et de ses parents. Ensuite, pour mélanger les cartes, il a lancé le débat sur l´identité. C´est l´enseignement de l´histoire qui fait ouvrir les yeux aux gens. Evidemment, jusqu´à aujourd´hui, on se contentait de l´enseigner d´une manière superficielle en additionnant les noms et les dates, les noms des souverains, les noms et les dates des batailles et des traits importants. Mais rien sur les raisons profondes qui causent les guerres, les conquêtes, les alliances ou les différends entre les régimes. Moi qui étais amené à enseigner cette noble matière, j´ai été souvent amené à réfléchir sur la manière de l´enseigner. Il vaut mieux l´enseigner en se préoccupant de la manière dont vivaient les gens à une époque donnée et de la nature du régime d´alors. Cela expliquerait beaucoup de choses et enlèverait un peu de leur saveur aux neiges d´antan.»