C´est toujours un moment héroïque quand le bus démarre (enfin le véhicule qu´on ose désigner sous ce vocable forgé pour représenter le vecteur du confort, de la dignité et de la sécurité): les voyageurs lâchent en choeur un soupir de soulagement. «Enfin», s´écrit en grandes lettres sur les faces soucieuses d´arriver en retard à un travail précaire. Le bus ne démarre pas, bien entendu sur les chapeaux de roues. Il hésite un moment, avance, puis s´arrête car le receveur vient de voir un usager courir en faisant de grands signes de bras. La porte arrière s´ouvre avec un passe de fortune et le retardataire est poussé sans ménagement par un receveur satisfait de faire une recette supplémentaire avant le prochain arrêt qui ne se trouve qu´à 500 mètres. Déjà, toutes les places assises sont prises et l´allée centrale est bondée à tel point que le receveur, malgré sa maigreur, doit faire de la gymnastique et jouer des coudes pour se glisser jusqu´à l´avant et commencer à rançonner les voyageurs plongés dans un inconfort total: certains sont assis à même le couvercle du moteur qui se trouve à la droite du conducteur. Le bus doit suivre la route sinueuse qui est étroitement épousée par le tracé du tramway dont le chantier semble fait pour durer. Cela rend le trajet chaotique puisque la route, déjà pas large, est réduite de moitié, ce qui double la durée et les inconvénients des embouteillages. Le chauffeur fait de son mieux pour soutenir la concurrence, ce qui accroît un peu plus les secousses éprouvées par des voyageurs stressés. Le voyage s´effectue dans une ambiance folklorique où chacun s´efforce de railler le receveur, le conducteur et l´état déplorable du bus. Au sortir d´un pont, le conducteur, voulant à tout prix rattraper le temps perdu, appuya sur l´accélérateur: une voiture se déboîtant d´un stationnement, échappa de justesse à l´emboutissement. Les voyageurs choqués par le coup de frein intempestif, interpellèrent le conducteur en lui faisant remarquer qu´il transportait des êtres humains et non des animaux non protégés par Brigitte Bardot. Il s´ensuivit des réflexions qui se télescopèrent dans l´espace surchauffé. Un vieux déclara: «C´est pour mieux mélanger le café et le lait que vous avez pris ce matin!» Un jeune qui avait une main dans un pansement fit une intervention fort remarquée: «Vous ne connaissez pas les vraies secousses! Tenez, quand il m´est arrivé de faire la chasse à la gazelle avec mon père, sur le sable...» Cette confession fit se dresser toutes les oreilles environnantes. Le vieux l´attaqua aussitôt: «Tu avoues donc être de la tchi-tchi! Pour chasser l´outarde et la gazelle, il faut les avoir...» Un grand éclat de rire ponctua cette sortie. Le jeune homme essaye de se justifier: «Non, je suis de descendance turque...» Le vieux: «C´est ce que je disais! Vous avez toujours été de la tchi-tchi: c´est d´ailleurs les Turcs qui ont vendu le FLN». Le jeune homme: «Non, mon père est un militant du FLN...» Le vieux: «C´est grâce au FLN que nous voyageons dans des conditions aussi déplorables...» Grand éclat de rire. A la descente, le jeune homme interpella le sexagénaire: «Pardon, vous n´êtes pas de Tizi Ouzou?»