La place publique de Thadart n´est pas très grande. Elle est constituée d´un tertre délimité par un mur de soutènement et une route bitumée qui se termine là en cul-de-sac. En général, les rares véhicules qui osaient s´y aventurer faisaient demi-tour où prenaient deux pistes différentes: l´une longeant le cimetière et plongeant vers le quartier humide noyé dans la végétation, l´autre montant vers la montagne en longeant la propriété de «l´arabe» d´une part et celle de la mission catholique, d´autre part. Sous la route coule obstinément une fontaine avec ses quatre bouches qui vomissent une eau limpide et fraîche. En face de la fontaine, une djemaâ où viennent les vieux s´asseoir au crépuscule de leur vie. Ils regardent leurs jours s´écouler au rythme de l´eau qui passe à proximité dans une rigole qui conduit le précieux liquide vers les jardins potagers: Tibhirine. Sur le tertre trône un magnifique frêne dont la taille rivalise avec celle des séquoias américains. Il est majestueux et domine de sa verte frondaison le feuillage rouille des grenadiers qui servent de haie au jardin potager de la zaouïa, un jardin qui a le privilège de posséder une noria dont le bruit métallique se fait souvent entendre durant les journées de printemps. La noria était actionnée par un vieil aveugle vigoureux dont la piété est reconnue par tous. C´est lui d´ailleurs qui appelle à l´aube les villageois à la prière. Le frêne majestueux est entouré de grandes pierres en forme de parallélépipèdes qui ont dû servir jadis aux constructions romaines et qui offrent maintenant des sièges à ceux qui fuient la promiscuité de la djemaâ, à ceux qui préfèrent les discussions utiles ou confidentielles aux longs palabres ou aux bruyantes querelles qui naissent souvent à la djemaâ. Et puis, il y a une constante fraîcheur prodiguée par un feuillage très dense. Il faut dire que ce frêne se distinguait de ses congénères par le fait qu´il n´était jamais émondé: les autres frênes, ceux qui poussent dans les fossés humides qui bordent les sentiers ou aux limites des propriétés, subissent chaque année la sentence de la scie ou de la hache: les éleveurs élaguent les branches pour fournir au bétail les feuilles nourrissantes. Par contre, le frêne tutélaire qui plonge ses racines jusque dans la riche nappe phréatique qui alimente les sources, n´a jamais subi l´outrage du métal. C´est tout juste s´il consent à prêter ses énormes branches pour supporter les boeufs sacrifiés pendant le rituel de Timechrat. Ses feuilles serviront de litières aux morceaux de viande découpée avec un esprit égalitaire rigoureux puisque les parts seront tirées au sort. Le frêne préside aussi, une fois par semaine, au marché hebdomadaire. Il regarde avec mépris les frênes peupliers qui poussent à côté: les paysans y viennent attacher leurs montures. Le frêne lui, ne supporte pas l´odeur du crottin.