«Une société qui ne pense pas ne peut que s'enfoncer dans la décadence, lentement ou brutalement.» Alain Touraine «C'est une honte!» C'est toujours ainsi que Da Meziane exprimait son indignation. Il ajoutait quelquefois, quand l'exaspération est à son comble: «Il y a de quoi se taper le c... par terre!» Et de citer l'auteur de cette répartie, un obscur poivrot qu'il avait connu là-bas et qui a fini ses jours dans un hospice marseillais, victime de son addiction à l'alcool. Il ajoutait toujours, que ce disciple de Bacchus, qui était souvent en congé de maladie, gagnait plus en ne travaillant pas qu'en allant suer dans les chantiers de la banlieue. Da Meziane avait rapporté de son émigration un langage populaire et correct. Bien que son vocabulaire ne soit pas très étendu, il s'exprimait correctement en roulant bien les «r» comme les torrents de sa région roulent leurs cailloux... Quand il jetait cette interjection, son unique oeil se mettait à lancer des éclairs et sa fine moustache frémissait à ses deux extrémités. «Je ne sais pas ce qui m'a pris de revenir ici pour connaître la saleté, le manque de civisme, l'hypocrisie et l'intolérance, la hogra! C'est cela, la vraie misère! Ce n'est pas de manquer de pain. Pourtant, la vieille dame chez qui je logeais m'avait bien averti quand je lui ai fait part de ma décision de revenir au pays. Je lui avais dit que je n'avais plus rien à faire en France maintenant que mon pays était indépendant. Elle m'avait regardé avec des yeux pleins de tristesse et, après un long silence, elle m'avait dit: «Mon pauvre petit! S'il y a un conseil que je peux te donner, c'est celui de rester ici. Tu ne seras jamais indépendant, mon pauvre ami. L'indépendance, c'est pour les autres! Toi, tu resteras toujours un ouvrier. Mieux vaut pour toi de rester ici! Tu as tout ce qu'il faut! Tu ramènes ta famille et tu t'installes ici. Tu auras ainsi le temps de voir venir...» Ah! si je l'avais écoutée! Je ne sais pas ce qui m'avait pris. J'étais trop fier! Nif ou lekhsara! On disait alors qu'on préférerait manger de l'herbe plutôt que de dépendre des Français! Maintenant, je suis obligé de vivre avec des gens qui n'ont aucun sens de ce qu'est la vie en société. Dès que j'ouvre ma fenêtre le matin, j'ai une vue imprenable sur un tapis d'immondices, qui s'étale sur ce qui aurait été un jardin assez agréable ma foi. Au départ, on avait organisé même un volontariat pour le nettoyer, le clôturer, y planter des fleurs et des arbres. Mais, petit à petit, les voisins ont commencé à jeter des ordures ménagères par les fenêtres. Il faut croire que mes chers voisins ne jettent jamais un oeil par-dessus leur balcon! Ils s'enferment chez eux et au diable l'environnement! J'ai payé plusieurs fois le vieux qui se promène dans la cité avec un râteau et une pelle pour nettoyer le jardin. Les voisins ont commencé à se gausser de moi. Ils ont cru avoir à faire à une bonne poire. Puis, un matin, j'en ai eu marre et j'ai tout abandonné. Il faut hurler avec les loups, me suis-je dit! Ce n'est pas moi qui vais changer la mentalité de ces gens qui ne pensent qu'à bouffer et à faire des gosses. Ah! les gosses! Voilà encore une autre plaie!»