elle n'est pas vieille, mais le poids de la misère a ridé son visage Le dos voûté, harassée par des années de calvaire et de privations, elle regarde la vie défiler devant ses yeux. La vie pour elle, c'est la joie des autres, ce n'est pas pour elle. Elle, elle tente de survivre pour ne pas voir ses enfants emportés par la pauvreté, la maladie et le dénuement. C'est une femme courage, qui refuse d'abdiquer et qui refuse de tendre la main pour ne pas lire dans le regard des autres de la compassion ou de la raillerie. Saïda n'est pas vieille, mais le poids de la misère a ridé son visage, jadis éclatant de beauté. Ses voisins vous diront d'elle qu'elle était la convoitée du village, celle qui faisait se tourner les regards, celle qui a brisé tant de coeurs. Ils vous diront aussi qu'elle est une victime d'un coup du sort qui a fait voler en éclat le nid qu'elle a construit au prix de mille et une souffrances. Elle était belle, Saïda, et sa beauté était exubérante. Aujourd'hui, elle passe ses nuits à pétrir de ses maigres bras le pain qu'elle s'empresse de faire cuire le matin après une harassante corvée de bois qu'elle confie maintenant à ses deux enfants qui ont quitté l'école faute de moyens. La renommée de ses galettes a fait le tour d'Oran et de ses alentours. Des files de voitures viennent chaque jour se garer devant son domicile à la recherche du pain odorant et croustillant qui chatouille les papilles des jeûneurs. Le pain de Saïda rappelle celui de la campagne, un pain pétri à la main, cuit sur un feu de bois. Cette femme courage, la main sur le coeur, palabre avec ses clients pour tuer le temps jusqu'à l'appel du muezzin. Elle n'a pas de télé à la maison. Mais, au fait, a-t-elle une maison qui l'abrite des rigueurs du froid qui s'installe? Elle a une masure dont le toit fuit à chaque pluie. Elle a une masure qu'elle partage avec ses deux enfants et son chien famélique qui tente chaque soir avec un jappement d'éloigner les maraudeurs de la maisonnée. Orpheline, après un mariage raté, elle n'a pas trouvé de foyer où s'abriter. Elle a pris ses deux enfants, construit à la hâte une baraque sur un champ en jachère et a fui un mari irascible et agressif. Durant le mois sacré, elle devient l'attraction du Tout-Oran et même de certains habitants des villages de la wilaya de Aïn Temouchent. Puis passé l'Aïd, elle retombe dans l'oubli pour subir dans l'indifférence des autres la colère de son ex-mari qui, chaque jour, vient lui soutirer le maigre argent qu'elle gagne à la sueur de son front. Saïda subit ses sautes d'humeur pour ne pas mettre dans la gêne ses enfants qui redoutent les visites quotidiennes de leur père. Digne, même dans la douleur, elle refuse de tendre la main, elle refuse 1a compassion des autres. Sa joie, elle la puise dans le regard joyeux de sa clientèle qui vient envahir le bas coté du champ où se trouve sa masure dans la localité de Misserghine. Le couffin du Ramadan, la solidarité intéressée, elle n'en veut pas. Tout ce que veut cette femme courage c'est que quelqu'un fasse cesser la hogra que lui fait subir son mari qui a brisé le bonheur de sa famille en tombant sous les griffes du démon du jeu. Courage Saïda, viendra le jour où tu pourras dormir du sommeil du juste, mais en attendant, continue de nous gaver du pain chaud que tes mains calleuses savent pétrir.