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«Je ressens en Algérie une violence incroyable»
MERZAK ALLOUACHE, REALISATEUR, À L'EXPRESSION
Publié dans L'Expression le 17 - 06 - 2012

[Merzak Allouache, un réalisateur très engagé...]Merzak Allouache, un réalisateur très engagé...
«Un film va-t-il déstabiliser un pays?» s'est demandé le réalisateur de Omar Gatlatou lors du débat houleux qu'a suscité son film Le Repenti, présenté en avant-première nationale, jeudi soir à Béjaïa. Une projection qui s'est tenue dans une salle archicomble devant des spectateurs qui ont fait pour certains, le déplacement de plusieurs villes du pays pour venir le voir. Idem pour le film «expérimental» Normal projeté mercredi dernier. Entre une démarche artistique décalée et une autre linéaire, mais ardente, le réalisateur a choisi de «jouer» avec les nerfs du spectateur pour la bonne cause! L'amener à réfléchir sur lui-même dans la société d'aujourd'hui. Deux films réalisés dans l'urgence, l'un sur la difficulté de créer en Algérie et l'autre notamment sur les désastres psychiques qu'a suscités et continue à provoquer en nous le terrorisme. Symptomatique peut-être est donc cette rixe qui a explosé dans la salle et amené le réalisateur à s'élever contre les attaques incessantes et «impardonnables» dit-il et dont il fait continuellement l'objet. Mais enfin, dans ce cas figure, devrions-nous dire, quitte à extrapoler un peu «Action moteur! ou être directement dans l'action?» comme dirait, à juste titre, Adila Bendimerad dans Normal. Créer bien sûr, quand le financement d'ici ou d'ailleurs le permet, ce qui compte après tout et laisser «le cinéma en liberté» poursuivre son petit bonhomme de chemin bon gré mal gré sans vouloir rendre des comptes à personne. Exercice difficile à faire, certes, mais néanmoins le but avoué de Merzak Allouache qui est pris par le tourbillon du temps et bien décidé à poursuivre sa mission de passeur d'images, inspiré de notre vécu immédiat. Quitte à choquer ou déplaire...
L'Expression: Au regard de vos derniers films, on sent ces derniers temps un basculement dans votre cinématographie qui passe de la comédie aux films un peu plus sérieux, engagés, faits dans l'urgence. Est-ce dictés par l'actualité à l'image de la littérature d'urgence?
Merzak Allouache: Quand je parle d'urgence, maintenant pour moi c'est plus l'urgence de tourner un film, car je n'ai plus le même rapport au temps qu'avant. Faut être vieux pour comprendre ça, le temps passe très vite. Moi j'aime réaliser, j'aime tourner un film. J'essaie dans la mesure de mes moyens et surtout par rapport à des hasards, des conjonctures de me mettre en place très vite. J'ai eu une période en France où j'ai tourné pas mal de téléfilms, qui sont l'école de l'urgence. C'est le film qu'on dit tourner selon un schéma précis.
21 jours de tournage par rapport au budget qui n'est jamais le même que pour un film de cinéma. J'ai appris à travailler comme ça. J'ai des idées qui se bousculent dans ma tête. Ces idées sont les mêmes que les autres. Même quand j'ai tourné mes films en France, je parlais de l'Algérie. J'ai toujours un personnage qui est plus ou moins algérien. Ce n'est pas dans un sens coller à l'actualité, c'est l'envie de faire des films assez vite.
Il y a l'urgence aujourd'hui chez vous d'aborder, en tout cas, des sujets qui relèvent plus de la politique que de la comédie.
J'ai des moments où je suis plus attiré par la comédie, par l'ironie comme j'ai des moments où je ne suis pas attiré par ça... je ne peux pas répondre à cette question. C'est quelque chose qui est comme ça en moi. Ce sont des sujets qui arrivent comme ça, je ne sais pas pourquoi, et que j'ai envie de traiter à un moment précis. Par exemple, avec Le Repenti, ce n'est pas un scénario qui est né rapidement après Normal. C'est un scénario que j'avais, que j'ai laissé de côté et que j'ai repris. J'ai comme ça plusieurs scénarii. Parfois je travaille avec quelqu'un. Parfois j'écris seul. Et j'ai comme ça des scénarii et je me dis que c'est le moment. Pour moi Le Repenti c'était arrivé au moment où j'avais envie de reparler de cette histoire qui m'avait beaucoup touchée, qui n'était pas originale quand je l'ai écrite, mais qui m'avait bouleversé, car c'était une lettre de lecteur que j'avais lue déjà en 1999. Et j'avais envie de parler de ça, de l'amnésie, de gens que je connais qui sont dans le malheur, la tristesse, tout ce qu'ils ont subi est passé dans le silence. Et le temps passe. On a l'impression que l'Algérie est un pays où tout est réglé alors qu'on sent la violence qu'il y a entre les gens que l'Algérie n'est pas encore apaisée. Les Algériens ne sont pas apaisés par rapport à une histoire très dure qu'on a vécue, mais ce n'est pas conjoncturel. On m'a fait un espèce de procès entre guillemets sur mon précédent film, Normal, disons que moi je m'accrochais à des sujets d'actualité. Or, Le Repenti ne s'accroche à aucun sujet d'actualité. J'ai juste une envie de raconter des histoires. Mon prochain film, que j'espère tourner en urgence, ne parlera pas du tout de ces choses-là. Il faut laisser la liberté de création, la liberté d'exprimer des choses. Chacun raconte ce qu'il a envie de raconter. Actuellement, on engage le cinéma algérien dans une période de films de commémoration du Cinquantenaire, moi je n'ai pas envie de rentrer dans cette série de films sur la commémoration. Ce n'est pas mon truc, mais j'accepte cette idée. Il faut qu'il y ait à côté, d'autres films qui parlent du présent.
Quand vous évoquez l'amnésie des Algériens que vous combattez dans votre film Le Repenti, pensez-vous vraiment que les Algériens ont oublié?
Je ne dis pas que le peuple est amnésique, je ne sais pas comment les gens parlent de cette période entre eux. Je dis qu'officiellement, on a décrété la fin de la violence. La fin de la violence est une bonne chose que j'approuve. J'ai approuvé que cette violence grave, qui a été horrible, s'arrête, mais qu'on puisse quand même après parler de ce qu'on a vécu. Depuis quelques semaines on se remet à parler d'enfant nés dans les maquis, des enfants qui ont vécu les massacres, qui ne sont plus des enfants, mais des adultes, que sont-ils devenus? Quand je viens en Algérie, je ressens une violence incroyable. On ne peut pas cacher ça. Le cinéma entre guillemets a un rôle à jouer. C'est dans ce sens où je suis, où je me considère comme un cinéaste engagé. Aujourd'hui, un cinéaste tunisien ne peut pas tourner un film sans un engagement par rapport à ce qui se passe de très grave dans son pays. Un cinéaste marocain se retrouve aujourd'hui dans une situation où on lui dit il y a le cinéma propre et il y a le cinéma sale. Aujourd'hui, les artistes marocains se mobilisent contre une tendance qui veut réglementer les images qui vont passer au Maroc. C'est ça l'engagement. On n'est pas comme les cinéastes européens qui n'ont pas spécialement un devoir d'engagement, qui peuvent écrire un très beau scenario sur une histoire d'amour et ça s'arête là.
Sommes-nous condamnés à réaliser des films de devoir d'engagement? Nous, nous pouvons ne pas faire des films juste par amour de la création?
J'espère, quand je parle de devoir d'engagement qu'on ne comprenne pas que mon film est un tract. Cela ne veut pas dire que mes films sont des discours politiques. Je le dis et je le répète, je ne suis pas un homme politique. Je n'ai aucune envie d'être un homme politique. Je suis juste un artiste. Après, effectivement, mes films peuvent être engagés, mais nuls être engagé et avoir quelque chose d'artistique. C'est au public de juger.
Vous avez dit tout à l'heure que c'est le sujet qui s'impose à vous. Or, dans Normal il y a bien eu un moment où vous aviez décidé de changer la trajectoire du film en raison de l'actualité bouillonnante qui sévissait dans le Monde arabe, à voir l'avènement du Printemps arabe qui vous a poussé à changer le scénario... Vous vous êtes senti dans l'obligation de le modifier?
Je n'avais aucune obligation. Dans Normal, je l'ai dit, j'avais tourné un film en 2009, la trame de fond était le Festival panafricain. J'ai reconnu dans le film que je me suis perdu dans l'histoire et quand je reviens à Alger en 2011 avec un petit budget pour finir le film, j'ai eu cette idée, en rencontrant ces jeunes acteurs et en ayant une discussion avec eux sur et comment on allait terminer le film. Ces jeunes acteurs sont impliqués dans la vie quotidienne en Algérie, (associative et militante). Je n'ai pas fait le film en tant qu'opportuniste. Mais j'accepte l'idée qu'il y a parfois des opportunités à... Moi, j'aimerais que tous les soubresauts que vit l'Algérie soient filmés. Quand en 1988 après les émeutes d'Octobre, alors que j'avais pu obtenir une caméra vidéo, j'ai filmé les premiers témoignages contre la torture. Oui, c'était une opportunité à saisir et je la revendique. J'avais envie de montrer ce moment particulier où brusquement, des Algériens devant une caméra disent «on a été torturé» et qu'il y avait un processus démocratique qui se mettait en place. J'étais très content de tourner ce film avec peu de moyens, c'était l'actualité, mais ne je suis pas un type de documentaire.
C'est donc pour vous un devoir de mémoire de rapporter ces moments ponctuels de l'Histoire.
Je pense que ce n'est pas suffisant de faire des films pour le devoir de mémoire, il faut aussi du théâtre, et surtout de l'écriture. De la recherche.. Le devoir de mémoire, c'est de transmettre à des générations futures la situation que nous-mêmes avons vécue, c'est-à-dire qu'aujourd'hui par exemple, pour revenir au cinéma, j'entends des choses qui se disent, qui s'écrivent sur une période du cinéma algérien des années 1970 qui serait faste, fantastique etc. Moi je m'inscris en faux. Ce n'étais pas fantastique, on ne faisait pas des centaines de films, les cinéastes se bagarraient pour faire des films avec des bouts de ficelle. La moitié des films étaient des films de propagande. Aujourd'hui, il ne faut pas induire en erreur les jeunes qui arrivent et qui vous disent «nous on a rien et en 1970 on faisait de belles choses». On nous rabâche des contrevérités depuis des années. Si on a des images, ces images vont être regardées par les gens d'aujourd'hui avec une manière de voir. Ceux qui ont aujourd'hui 10 ans les regarderont dans 10 ans autrement. Ces discussions dans Normal, sur la marche, ont été vues d'une manière dure, du moins j'ai senti que c'était mal accepté, elles sont vues par des gens qui ont un rapport idéologique du présent avec ce qu'on appelle le Printemps arabe, le complot dans les pays arabes etc. Dans 10 ans, ils vont peut-être voir autre chose.
Au regard de tout ce que vous venez de dire sur le rapport de nous-mêmes à l'image, est-ce à dire que vous avez un regard pessimiste du 7e art en Algérie?
Je voudrais que le relais fonctionne et qu'on passe à autre chose, voila. C'est pour cela que ma revendication actuelle est de combattre l'autocensure, qui est très importante en Algérie, même plus que la censure. J'ai l'impression que des jeunes viennent au cinéma et sans qu'on leur dise quoi que ce soit, ils s'autocensurent. Ils ont décidé, ils ont les tabous dans leur tête, ils savent comme ça confusément ce qu'on peut mettre ou pas dans un film, ce qu'on doit raconter ou pas. Ce n'est pas comme ça que cela marche. Je pense que la dynamique au cinéma en Algérie doit se faire, non pas avec le retour des vieux canassons comme moi. La transmission, manque de pot, a raté une génération. La génération intermédiaire entre la mienne dont une grande partie est décédée ou a arrêté de faire du cinéma et la génération intermédiaire qui aurait dû exister dans ces années de violence. Donc la nouvelle génération qui arrive aujourd'hui, j'ai l'impression - je ne suis pas un scientifique - qu'elle est un peu perdue..
Il existe tout de même certains réalisateurs qui ont émargé, ont commencé en faisant des films grâce au système D et qui se professionnalisent jour après jour, prennent part aux festivals internationaux bien que minoritaires..
Oui, c'est très bien, mais je ne suis pas pessimiste par rapport à l'existence de ces gens, je suis pessimiste par rapport aux oeillères qu'on continue à porter, y compris par les décideurs sur la création artistique. Cette création artistique, il ne faut pas avoir peur de la développer. Ne pas mettre des barrières, il faut ouvrir les portes, les fenêtres, il faut laisser les gens s'exprimer et voir ce que cela donnera. C'est simple. Aujourd'hui, on est arrivé à l'ère de l'Internet, il y a des gens qui mettent leurs petits films sur le Net. On ne peut plus censurer, mais on peut être pesant sur l'esprit des gens pour qu'ils s'autocensurent, pour qu'ils se disent, on n'en peut plus etc. Moi j'avais mis une petite séquence dans Normal, celle du coup de tête sur Internet, il y a eu des insultes incroyables, des centaine d'insultes.. mai ce n'est pas grave, sauf que l'actrice a été insultée et cela lui a fait très mal par rapport à sa famille, ses amis... en la traitant de...je trouve cela très dur..En Algérie, comme dans tous les pays arabes, il y a une force politique et idéologique qui a envie de nous envoyer vers l'obscurantisme. C'est une réalité. C'est le cas au Maroc et en Algérie depuis très longtemps. Maintenant, cette nouvelle génération de cinéastes et pas seulement les gens du théâtre, de la musique, ont une bataille à mener, ce n'est pas évident. Elle consiste aussi à arracher les subventions pour tourner. Justement, pour ne pas faire des films avec des bouts de ficelle. En allant à Cannes, j'ai rencontré un jeune qui vient de Kabylie, il a amené son film tout seul, il l'a présenté au short corner. Il m'a dit qu'il a payé pour le passer. Personne n'a parlé de lui. Ce jeune est venu du bled sans aucun soutien. C'est dramatique. Le dynamisme ne doit pas venir seulement de jeunes qui sont issus des couches moyennes, qui sont à Alger, qui connaissent les rouages. On ne sait pas ce qui se passe à l'intérieur du pays. Il faut que cela s'ouvre un peu, qu'il y ait des ateliers, des formations, un travail sur les scénarii, qu'on sache ce qui se passe chez cette nouvelle génération à travers le pays.
Vous évoquez dans Normal un fait patent, celui lié à la femme et surtout sa perception au cinéma, notamment à travers la scène du baiser jouée par une actrice vivant en France.
La société a mis en place des tabous. Cela étant dit, j'ai trouvé des actrices qui arrivent à en parler. La comédienne c'est Nouha Matloutu, elle est Franco-Algéro-Tunisienne. Peut-être que je trouverai une comédienne ici pour tenir ce rôle. On verra. Le problème c'est quand on ne peut pas, on essaie d'avancer par petit pas. Dans Normal, j'ai travaillé sur la perception du tabou et comment les gens qui pratiquent ce tabou eux-mêmes se voient, c'est pour ça qu'il y a ce va-et-vient. J'étais très content quand je l'ai montré à Alger, il y a eu une gêne dans la salle et brusquement on voit la gêne des comédiens qui ont participé à la scène, ce qui fait que cela donne un miroir, une ironie et très vite les gens comprennent que leur gêne est ridicule. Moi je fais partie de la génération de gens qui regardaient les scènes de baisers à l'écran. Je pense, par exemple, que dans le cinéma oriental il y a plus de vulgarité dans le comportement que dans certains films européens où il y a des scènes de baisers.
Dernière question: votre prochain film?
Pour revenir à l'urgence, j'ai envie de tourner un film très vite. Je vais comme tout le monde déposer le sujet au Fdatic pour avoir une subvention. Si je l'ai, tant mieux, si je ne l'ai pas, tant pis, mais j'essaierai de tourner. Ce sera un projet social, mais traité avec humour


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