«Nous n'avons qu'une liberté: la liberté de nous battre pour conquérir la liberté...» Henri Jeanson Mon ami Hassan avait souri en lisant le titre que je proposai pour ce bref flash-back sur les années d'illusion. Il avoua qu'il n'aimait pas Proust et encore moins sa peinture des moeurs décadentes des classes parasitaires de la Belle Epoque. Il ajouta non sans un éclair de malice dans les yeux: «Tu vois, dans le titre que tu proposes, c'est le terme «perdu» qui a toute son importance. Effectivement, nous avons perdu beaucoup de choses au lendemain de l'Indépendance: du temps, des ressources gaspillées sans ménagement, des hommes de valeur et surtout l'espoir d'un monde meilleur. Et de plus, nous avons vécu le plus grand paradoxe du siècle: pour quelles raisons avons-nous combattu le système colonial? Pour toutes les injustices sociales qui lui étaient inhérentes et pour la négation de toutes nos libertés et de toutes nos valeurs! Parlons simplement de la liberté: durant le régime colonial, les Algériens n'avaient pas le droit de s'organiser en partis. Les lois en vigueur en France n'avaient pas cours ici. Il a fallu que les premiers nationalistes créent leur première organisation en Métropole, pour reprendre la phraséologie de l'époque. Et quand les partis algériens furent agréés ici, les députés élus n'avaient pas les mêmes prérogatives que leurs collègues d'origine européenne. Le bourrage des urnes ne suffisait pas à fausser les données, l'existence de deux collèges au sein de l'Assemblée préfigurait un système d'apartheid. Cette discrimination va exister dans tous les secteurs d'activité: l'Algérien était devenu un sujet de dernière catégorie dans son propre pays. Normalement, l'accession à l'indépendance aurait dû effacer toutes ces anomalies et auraient dû restaurer la dignité de l'Algérien, l'élever au rang de citoyen dans la pleine acception du terme. Au lieu de cela, une bande de conspirateurs tapis derrière les frontières avec des armes lourdes fraîchement déballées, ont débarqué et sont montés à l'assaut du pouvoir, piétinant toutes les légitimités que la brève histoire de la guerre de Libération avait réussi à mettre en place. Ils commencèrent à débaucher un des prisonniers d'Aulnoy, déclarèrent le Gpra périmé, créèrent de toutes pièces un groupe de Tlemcen d'où sortit un bureau politique qui prit à son compte le glorieux sigle du FLN. Il faudra bien un jour faire le compte des morts survenus lors de la guerre dite des wilayas, en incluant, bien entendu, les personnes disparues ou les exécutions sommaires et les tortures. La torture! Cela m'évoque un curieux souvenir: un de nos collègues avait été arrêté en 1986 pour détention de tract émanant d'un parti semi-clandestin. Nous avions constitué une délégation formée de démocrates pour effectuer une démarche auprès de la Dgsn. Nous fûmes courtoisement reçus par le directeur de l'époque qui n'était autre que El-Hadi Lekhdiri qui essaya de justifier la séquestration de notre collègue une semaine durant dans les locaux du Commissariat central. Quand on lui fit part des mauvais traitements qu'endurent ceux qui ne sont pas déférés tout de suite au parquet, il nous déclara qu'il était contre la torture puisque lui-même l'avait subie des mains «des hommes de Ben Bella» en 1963. Tout cela pour dire que les pratiques qui furent de mise dès l'adoption d'une Constitution adoptée en catimini dans un cinéma de quartier, allaient engendrer une réaction en chaîne de phénomènes qui allaient détruire tous les principes pour lesquels la guerre de Libération avait été déclenchée. La mise sous le boisseau de toutes les libertés allait durer plus de trente ans avant l'embellie de l'époque Hamrouche. Et nous sommes loin d'être sortis de l'auberge!»