Nous ouvrons les yeux sur une ville qui dort depuis des millénaires. Accompagné par Malek Haddad, guide d'un jour, poète de toujours, nous nous perdons dans ce Constantine des étoiles. Carnet de voyage. Couchée sur le ventre. Creux. Face contre le pavé rutilant de cette grande place de Constantine. Ce petit bout de l'humanité conversait. Seul, avec d'invisibles étoiles. On s'agenouille près d'elle, appréhendant le petit visage défait par les misères. Alors elle nous surprend. Nous offre le plus beau des sourires pour nous renvoyer, nous, à notre propre misère d'infrahumains. - «Où est ta mère? - La-bàs, elle nous montre un square de l'autre côté de la rue. - Quel âge as-tu? - Cinq ans. - Et ton père? - Il est mort - Tu es venue d'où? - Du désert». Elle répond, sourire en coin, les yeux qui brillent avec une étonnante intelligence. Bouleversés, cernés, désarmés par notre impuissance, nous glissons vers la facilité de lui offrir quelques pièces d'argent. La petite mendiante joue avec, comme s'il s'agissait d'autre chose, comme si ce n'étaient que des articles d'amusements. Tout se brise dans notre tête. Cette fraîcheur, ce bout d'amour de la vie qui nous explose en pleine gueule... La seule perspective, la seule issue, la seule solution encore jouable, après ça, c'est de faire un grand plongeon du haut du pont de Sidi M'cid. Ce soir-là, dans cette place animée de la ville des ponts et des vies suspendues, l'humanité tout entière venait de tout perdre. D'un coup. Sidi Rached enjambe la blessure béante, ampute les destins, regarde les putains en novembre, décrète des secrètes beautés et dénonce, à lui seul, toute les folies architecturales de ce fou rocher. Le pont est suspendu entre nos regards et les incrédulités. Annule la gravité. Décentralise les pesanteurs de nos ennuis. Ramasse les regards de toutes les humanités en une seule larme. Ce n'est plus un pont. Ce n'est plus un ouvrage. Ce n'est plus Constantine. C'est quelque chose que l'humain perd et gagne à chaque battement de son coeur. Mais la ville ne parle pas. La beauté de ses femmes est éloquente. Sans plus. «Ici, c'est trop fermé.» S., journaliste dans un quotidien arabophone locale, a des yeux abîmes. «Je n'ai jamais pu vivre dans cette ville, j'ai toujours eu envie de partir loin. Les gens d'ici s'imposent trop de tabous, d'interdits.» Nedjma de Kateb Yacine avait tenté de briser le cercle des silences, et elle a fini par ruiner l'univers de ses amants perdus jusqu'à aujourd'hui dans le dédale de la Souika. Nos pas nocturnes débouchent sur cet univers underground de la ville de Ben Badis. Déjà loin derrière nous, les bruits de l'animation nocturne sur la grande place où les marchands ambulants de tabac et de cacahuètes disputent l'espace aux automobilistes pressés. Plongés dans la pénombre et les effluves de vins, nous descendons de larges marches vers le coeur du vieux quartier. A peine l'ancien bordel dépassé, qu'un jeune, accroupi devant une porte scellée, nous fait un signe: «n'djibelkoum t'cherbou?» (vous voulez boire?). On le remercie avec la politesse des prudents avançant dans un terrain inconnu. De petits groupes de jeunes et de moins jeunes partagent la folle semonce des plaines du Dahra et de Mascara, adossées à des ruines post-apocalyptiques. Des regards nous suivent. «Etes-vous sûr qu'on ne risque rien?» s'inquiète l'un de nos confrères. Suivant la ruelle défoncée dans tous les sens typographiques et alcooliques, nous nous enfonçons dans la désolation des murs de pierre qui tiennent à peine et avec grand-peine. Sous nos pieds, la falaise abrupte vers l'Oued. C'est la fin. La fin de tout un monde. Accrochées aux rochers, sur la pente raide des mansuétudes, d'incroyables bâtisses narguent le vertige et les experts en urbanisme. Sous le pont de Sidi Rached, Djenane Tchina (Jardin des orangers), raconte, à lui seul, la névrose architecturale et le défi des hommes aux dieux des fleuves et des rocs. La ville, traversée par cette gigantesque blessure géologique, s'enferme sur elle-même en un superbe amas urbain. Il est difficile de trouver ses repères, tant le temps et l'espace sont dilués dans cette étrange atmosphère. Alors on commence à comprendre, par bribes et pas tout à fait à la fin, Kateb Yacine, Boudjedra, Rachid Mimouni et Malek Haddad. Mustapha, notre confrère de Liberté, a soif. Au bout du troisième «Salam alikoum», le qahwadji (traduisez cafetier) consent à nous servir. «Alors, tu es MOC ou CSC?», lui demandons-nous. Il nous indique la machine à café: «je suis avec la khobza. Ni le MOC ni le CSC ne m'apporteront de quoi vivre». «De quoi survivre plutôt», nous corrige Constantine. «Laissez les clubs de foot à Betchine», a-t-elle ajouté. Mais la ville a toujours soif. Quinze jours sans eau dans les robinets. Les crus des oueds n'ont créé que des cataclysmes et accentué la détresse des habitants du «Polygone», de «New York» ou le «4e», bidonvilles phares. El-Mansourah aussi, Boumerzouk, où même les rats ont fui la précarité humide et post-diluvienne de cette bidon-vie. Les projets de réhabilitation des canalisations centenaires sont repoussés aux calendes numides. Pourtant, les soumissions allaient bon train et la firme française, La Lyonnaise des Eaux, était pressentie pour arracher le marché. «C'est tombé à l'eau», ironise Omar Chabi, correspondant local d'El Youm, entre deux rasades sèches de café. Bab Essouf a fermé les paupières. La plupart des commerces ont baissé rideau. Il fait nuit partout, dans le ciel, les coeurs et les chaumières. Petites et pittoresques réminiscences d'une Constantine des temps, ces ruelles enfouies sous les arcades racontent toutes les histoires. Notre ami Fayçal a trouvé enfin du frik: «Le ramadan approche». Ici, dans ce vieux quartier, et pendant le mois sacré, «il fait bon y vivre». Le vieux bâti garde le charme, mais risque de s'écrouler au premier éternuement. Dans dix ans, la vieille ville de Constantine n'existera plus. 1700 milliards de centimes ont été dégagés pour contenir le phénomène des glissements de terrain. Et après? Malek Haddad n'avait-il pas reproché à des amis à lui de n'avoir pas prévu «un tout petit milliard pour le bonheur?» Mais le malheur n'est plus en danger! Récemment, Benflis, en visite au bidonville appelé «4e» ou encore «New York», avait touché du doigt la plaie. Il y a bien cette décision de reloger l'ensemble des 600 familles, mais il y a surtout ce regard. Ce visage qui se dérobe derrière la porte en bois effrité qu'on referme sèchement au passage de la délégation. Ce gourbi des misères qui se cloître dans sa honte d'exister, d'être. Il y a aussi cette vieille femme, au visage creusé par les sillons des temps suspendus et aux mains squelettiques, offrant une grande fiole de parfum à Benflis, avec ce regard qui se perd. Qui nous fait perdre les repères. En parpaing, en toub et en tôle, la précarité s'offre toutes les inclinaisons: «C'est une marque de honte sur le front de l'Algérie indépendante», lançait Benflis solennellement. C'est une marque de honte sur le front de toute l'humanité, lançait le regard de tous les enfants de tous les bidonvilles du monde. La misère ne possède pas une carte d'identité. Du balcon de l'hôtel Panoramic, les regards épousent les horizons suspendus. Le pont de Sidi Rached converse secrètement avec les étoiles. Quelques lucioles dessinent des lumières au loin, suspendues, des voitures circulent encore dans les veines et artères de la ville. Subjugués par ce panorama, nous concédons nos plus émus regards. Et nous mourrons là, face à Sidi Rached, de mille beautés.