L'assassinat, en Tunisie, de Chokri Belaïd a fait tourner les regards du côté d'Ennahda. Certes, l'homme ne ménageait pas le parti au pouvoir, il l'accusait même d'être la source de tous les maux des Tunisiens. Mais sincèrement, et à bien réfléchir, qui serait donc assez fou à Ennahda pour commanditer l'assassinat de Chokri Belaïd? A vrai dire, dans ce crime tout accuse le parti de Ghannouchi et tout devait l'accuser, mais comme il est au pouvoir, Ennahda n'avait pas besoin de ce crime qui peut le desservir sans jamais le servir. Il faut être fou pour planifier, lorsqu'on est au pouvoir, le meurtre d'un opposant du gabarit de Chokri Belaïd. Surtout que cela se passe à un moment des plus tendus que connaît le pays. Il faut être frappé de cécité pour ne pas prévoir les conséquences d'un tel assassinat. Et il faut vivre dans un autre monde pour ne pas prévoir que les doigts, tous les doigts accusateurs du monde pointeront Ennahda dès l'annonce de l'attentat. Logiquement donc, il existe peu de chance que l'assassinat de Chokri Belaïd soit commandité par le parti de Ghannouchi, d'autant plus qu'à Ennahda, on doit bien savoir qu'un tel crime servirait plus l'opposition que le pouvoir. En effet, comme il a été donné de constater, l'assassinat de Chokri Belaïd a réuni l'opposition autour d'un projet commun qui consiste à rejeter la violence. Dans le cas où Ennahda n'est pas derrière l'odieux assassinat de mercredi dernier, qui pourrait bien l'être? Les parties auxquelles ce crime pourrait profiter sont nombreuses. Depuis les sous-traitants de l'ancien régime jusqu'aux extrémistes de tous bords en passant par la main de l'étranger qui, on peut spéculer, cherche à fragiliser les islamistes d'Ennahda, ou à déstabiliser le pays pour des considérations géostratégiques. La Tunisie, qui a «fourni» onze membres au commando qui a attaqué le site gazier d'In Aménas avec son probable massacre, ne doit certainement pas peiner à trouver un doigt pour appuyer sur une gâchette contre la tempe d'un civil désarmé. Car la Tunisie n'est malheureusement plus cette Tunisie que nous connaissions. Le chaos qui est en train de s'installer depuis quelque temps déjà, commence à inquiéter, car lorsque la limite du pensable est franchie, il est difficile de revenir dessus. Dans une situation comme celle que traverse la Tunisie ces jours-ci, c'est à l'Etat qu'il appartient de prendre ses responsabilités. Or, l'Etat est actuellement trop fragilisé. La troïka qui dirige le pays n'a jamais su absorber les divergences qui séparent ses membres et les conflits souvent ouverts ont fini par paralyser les institutions. Pire, on assiste ces jours même à l'émergence d'un autre type de divergences. Il s'agit cette fois d'un désaccord interne au parti au pouvoir. En effet, constatant que plus rien n'avance dans son pays, le Premier ministre a considéré qu'il est nécessaire d'éloigner l'action gouvernementale des gesticulations partisanes. En faisant ceci, M.Djebali atténue certes, l'influence des partis qui sont ses alliés au pouvoir, mais il atténue en même temps celle de son propre parti. Ceci revient à «prémunir» le travail du gouvernement contre les interférences avec l'acte partisan, y compris pour Ennahda. La décision du Premier ministre Djebali de former, malgré le refus de son parti, un gouvernement de technocrates a donc transformé la mésentente latente entre Djebali, pourtant n°2 d'Ennahda et son chef Ghannouchi en un conflit ouvert. D'ailleurs, lorsque vendredi soir dans sa courte allocution, le Premier ministre tunisien confirme sa décision de recourir à un gouvernement de technocrates, c'était beaucoup plus pour prendre la population à témoin dans cette tentative d'infléchir la prise partisane sur les affaires du gouvernement. Il faut s'attendre à ce que ce conflit prenne d'autres tournures à l'avenir, comme une démission du Premier ministre, son exclusion du parti Ennahda ou toute autre décision qui, pour ainsi dire, ne viendra pas améliorer les choses en Tunisie. La faiblesse de l'Etat et le non-fonctionnement du gouvernement constituent une période suffisamment dangereuse en ce sens, que cela pourrait permettre aux parties impliquées dans l'assassinat de Chokri Belaïd de frapper à nouveau, sans trop de risque d'être inquiétées. Quiconque suit ces jours-ci l'actualité tunisienne a dû être frappé par la facilité avec laquelle les parties s'accusent mutuellement et tentent de se faire porter le chapeau les unes aux autres. Un dirigeant du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), Zied El Henni avait fait une véritable révélation fracassante en déclarant, en direct sur le plateau de TV Nessma, qu'il détenait d'une source sécuritaire que l'assassinat de Chokri Belaïd était commandité par un haut cadre du ministère de l'Intérieur relevant d'Ennahda. Mieux, il demande l'ouverture d'une enquête, ce qui n'a pas tardé à faire réagir des cadres de ce parti, la soirée même. On a appris que dès la matinée d'hier, M.Zied El Henni était convoqué par la justice pour les besoins d'une enquête. Tout va vite, très vite en Tunisie et l'on ne serait pas surpris que d'autres événements viendront agiter encore la scène politique nationale au pays de Bourguiba. La violence semble s'entêter à s'installer dans ce pays calme et connu pour son amour de la paix. Prions pour que les choses ne prennent pas une mauvaise tournure en attendant de voir ce que nous réserve demain.