Pourquoi il y a eu toutes ces révoltes s'il fallait revenir au point de départ? Les pays arabes, en choisissant la rue comme mode de changement de gouvernement, ont opté pour le retour en arrière. Après avoir pris le pouvoir en destituant Bourguiba pour incapacité à gérer le pays, Ben Ali s'est fait élire de fort belle manière (99,27% des voix en 1989; 99,91% en 1994; 99,45% en 1999; 94,49% des suffrages en 2004 et 89,62% en 2009). De son côté, et après l'assassinat de Anouar el Sadat, Hosni Moubarak qui l'a remplacé, a toujours obtenu des suffrages supérieurs à 80% et, en 2005, il se permit même un score 88,5% des voix. Bien installé entre la Tunisie et l'Egypte, le colonel El Gueddafi n'avait pas besoin d'élection. Il était le chef incontestable, l'enfant aimé, le chéri des Libyens. L'urne: la main invisible du magicien En réalité, dans les pays arabes, les élections n'ont jamais été sérieuses. Elles ne risquent d'ailleurs pas de l'être pour plusieurs raisons dont la plus importante est, peut être, le fait que nul n'y croit. Ni le pouvoir ni l'opposition ni le peuple. Et lorsqu'une chose n'est pas prise au sérieux, on en fait ce qu'on veut. Ensuite, et comme le ridicule ne tue pas, les chargés des élections ont toute la latitude d'inscrire le résultat qu'ils veulent. Enfin, puisque le mensonge est l'axe central de la gestion de ces pays, cela entre dans le paradigme du pouvoir en place que de mentir et de se faire mentir à propos de l'adhésion du peuple à la démarche du chef et à sa justesse de vue! «Biddam, birrouh, nafdik ya raïs!» criaient ces peuples en prenant à témoin le ciel, la terre, la mer et tout le cosmos et en courant à travers rues et ruelles, à travers monts et vallées. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige ou que le soleil de plomb brûle les faces, les peuples de ces pays courent et crient leur allégeance et leur adhésion à chaque élection, à chaque discours, à la moindre occasion. «Biddam, birrouh...» Ben Ali a dirigé la Tunisie pendant 24 ans, Moubarak a gouverné l'Egypte pendant 30 ans et El Gueddafi a régné en maître absolu sur la Libye pendant 42 longues années. Lorsqu'on regarde ces longues périodes de règne, on ne peut s'empêcher de se demander comment se fait-il que des peuples qui ont tant soutenu et tant aimé, pendant si longtemps, leurs chefs, en viennent un jour à les remettre en cause, à les haïr, à leur demander de partir et à les chasser purement et simplement du pouvoir. L'explication, la seule plausible, c'est que ces peuples ont dû se rendre compte, un jour, que l'urne n'est plus le moyen approprié pour élire leurs chefs. L'urne, artifice de la démocratie occidentale, sonne faux de ce côté de l'humanité où l'on continue encore de croire que notre âne est meilleur que le cheval d'autrui et où l'on continue, surtout, à jouer aux prestidigitateurs qui peuvent tirer de ces urnes tout ce qu'ils veulent. De sujet en Occident où elle fait les régimes, l'urne est réduite à un simple objet dans nos sociétés, un objet qu'on peut manipuler comme on veut et auquel on peut tout faire faire. L'urne, c'est bien, mais ainsi transformée, il est devenu impératif pour les peuples arabes de passer à autre chose. En attendant, ces peuples ont appris à rire de leurs élections et de leurs résultats. Même lorsqu'ils ne vont pas aux bureaux de vote, ils réalisent des taux de participation énormes. Même lorsqu'ils jettent dans l'urne des bulletins nuls, ils découvrent avec stupéfaction qu'ils ont été tous validés. Et bien qu'ils élisent différents candidats, c'est toujours le même qui est tiré de l'urne, comme le lapin du magicien!!! De l'urne à la rue C'est ainsi qu'après avoir longtemps cherché, ces peuples ont fini par trouver la parade. Plus d'urne pour donner la légitimité car trop exiguë, trop fermée, trop douteuse et elle peut donner lieu à n'importe quoi. Sortons donc dans la rue, se sont-ils exclamés et opérons à ciel ouvert! Depuis, à chaque fois que les peuples en question veulent quelque chose, ils descendent dans la rue. Ils ont essayé à Tunis et Ben Ali et ses beaux-frères ont dû s'enfuir devant la volonté d'un peuple déterminé. Ils ont essayé au Caire et Moubarak et sa famille ont dû se retirer. Ils ont refait cela à Tripoli et c'en était fini du règne des El Gueddafi. Ils sont revenus à la charge au Yémen et Ali Saleh a pris ses valises. Du coup, les peuples ont compris deux choses. Ils ont compris d'abord, à quel point la rue est l'endroit approprié pour dire aux dirigeants ce qu'on pense d'eux exactement. Sans fard, sans trucage, sans maquillage et ils ont compris aussi combien l'occupation de la rue est efficace pour faire tomber les régimes et les hommes. Le boulevard Bourguiba, la place Tahrir, le boulevard Omar el Mokhtar... raconteront, sans doute, un jour les marches qu'ils ont vu passer et diront les cris qu'ils ont entendus hurler. Généralement, lorsqu'on essaie quelque chose et que cela marche, on a tendance à y revenir au moindre prétexte. Et voilà que, dès que Morsi s'est avéré incapable de sortir le pays de sa crise, les Egyptiens se sont mis à occuper la rue à nouveau. Des jours et des nuits, ils ont scandé des slogans hostiles à leur président élu qui a semblé avoir oublié le pouvoir magique de la rue. Par milliers, par millions, ils sont descendus dans les rues et les ruelles de toutes les villes du pays des pharaons jusqu'à ce que Morsi fût destitué par l'armée. Exactement comme ils avaient fait avec Moubarak. Au même moment presque, les Tunisiens leur emboîtent le pas. Suite à l'assassinat de Brahmi, le peuple occupa la rue en demandant le départ du gouvernement en place et, surtout, celui d'Ennahda. Il ne fait pas de doute que, si le mouvement d'occupation de la rue tunisienne continue assez longtemps, le gouvernement sera obligé de «dégager», exactement comme Ben Ali et les siens. D'une rue à l'autre, d'une place publique à l'autre, les peuples ont donc trouvé leur moyen infaillible. A l'urne, ils opposent la rue... de la démocratie par l'urne, on est passé à celle par la rue. Chaque démocratie ayant son propre diktat bien entendu. Mais la rue n'est pas l'urne. Et parmi les différences entre l'urne et la rue, c'est que la première n'exige pas de sang. Lorsqu'on va jeter son bulletin dans l'urne, on ne se bat pas, on ne tue pas et on ne risque pas de se faire tuer. Mais lorsqu'on descend dans la rue, il y a toujours d'autres qui descendent aussi par milliers ou par millions. Aux manifestations succèdent les contre-manifestations et aux cris succèdent les heurts et les tirs, les blessés et les cortèges de morts. D'un côté comme de l'autre, on se presse de donner aux morts le titre de martyrs, et aux blessés celui de victimes de la démocratie. C'est le spectacle qu'offrent au monde l'Egypte, la Tunisie, la Libye, la Syrie, le Yémen pour ne citer que ceux-là. La rue, c'est bien, mais... combien est-ce que cela va encore durer? Lorsque le peuple s'entre-tue Jusqu'à quand les peuples vont-ils continuer à occuper les rues et à s'entre-tuer pour changer de dirigeant ou de gouvernement? Jusqu'à quand les peuples continueront-ils à courir à travers les artères des villes et villages en criant leur haine de leurs dirigeants et de leurs concitoyens? Notre Nation arabe n'a-t-elle pas mieux à faire que de passer son temps à chasser ses dirigeants? C'est le peuple qui a élu Morsi et c'est le peuple qui a élu Ennahda et voilà que c'est le même peuple qui n'en veut plus de Morsi au Caire ni d'Ennahda à Tunis. L'urne, au moins, avait un cycle. Quatre ou cinq ans. La rue n'en a point. Elle peut vous ramener aujourd'hui et vous chasser dans deux jours, comme quoi, à l'instabilité naturelle des pays arabes, il faut désormais leur ajouter celle de la rue. La rue devient un paramètre décisif à prendre en considération dans les calculs politiques et dans les programmes des oppositions car, ce qu'il faut reconnaître surtout c'est que la rue est du domaine de l'opposition. En Egypte ou en Tunisie c'est l'opposition qui, à chaque fois, descend dans la rue pour «chasser» les dirigeants. Est-ce une nouvelle manière de s'opposer que d'occuper les rues et de faire descendre le peuple? N'est-ce pas plutôt un retour en arrière, un retour vers cette époque archaïque où l'on résolvait tout par le sang et la violence? Le «printemps arabe» comme l'appellent certains n'a pas fini de livrer ses secrets. On sait que, désormais, il faut que le peuple s'entre-tue et que le sang coule dans la rue pour changer un président ou pour faire tomber un gouvernement. C'est la politique violente qui envahit les pays arabes. C'est l'éloignement de la civilisation. L'Egypte est dans l'oeil du cyclone, la Tunisie est sur le fil du rasoir, la Syrie s'est enfoncée dans le chaos, le Yémen est au bord de la faillite, la Libye croule sous la pression des sectes armées... et on en passe! Tous ces pays sont partis pour longtemps avant de retrouver une quelconque sérénité et une quelconque sécurité. Est-ce là le résultat de la rue?! Est-ce là le fruit du «printemps arabe» comme ils l'appellent? Les nations trouvent toujours les remèdes adéquats à leurs maux. En ce qui nous concerne, on ne sait pas pourquoi mais nous choisissons toujours les mauvaises solutions. Celles qui nous rendent toujours quelques décennies en arrière, qui nous transportent vers le fond de l'histoire, toujours plus loin du développement, toujours plus loin de la civilisation, toujours plus loin de l'humanité. Est-ce normal que, au troisième millénaire, tout un peuple s'entre-tue dans la rue pour le pouvoir? On croyait pourtant que cette «assabiya» au pouvoir est définitivement abolie, mais non, et n'en déplaise à certains, on est plus que jamais en plein dans la «jahiliya»! Des voix s'élèvent ici et là pour dénoncer une tentative de retour des régimes déchus de Ben Ali, de Moubarak, d'El Gueddafi, d'Ali Abdallah Saleh etc. Et si ce n'était pas si faux que cela? Si ces nouvelles pressions de la rue n'étaient qu'une manière de refermer la parenthèse du fameux «printemps arabe»? Dans ce cas, la question à poser est celle de savoir pourquoi il y a eu toutes ces révoltes s'il fallait revenir au point de départ? Si l'on part du principe que ces régimes ont toujours servi les anciens colonisateurs et autres puissances au lieu de servir leurs peuples, on pourrait alors accepter cette hypothèse sans broncher. A quoi auraient servi, dans ces conditions, les «révoltes»? A diaboliser les islamistes qui ont commencé, ces dernières années, à se faire menaçants et à les écarter? A occuper nos peuples? Le mouvement des Frères musulmans, si puissant hier encore, risque de disparaître pour longtemps. Tout le monde le sait, même les militants de ce mouvement et c'est pour cela qu'il est à craindre une recrudescence de la violence en Egypte surtout mais, aussi, en Tunisie, en Libye et ailleurs. De toute façon, les pays arabes, en choisissant la rue comme mode de changement de gouvernement, ont opté pour le retour en arrière non seulement pour ce qui concerne le mécanisme de choix mais aussi pour la nature de leurs régimes?