«Coucher de poule et lever de corbeau / Ecartent l'homme du tombeau.» Proverbe franc-comtois Quand je n'ai rien à faire de mes dix doigts et que mon esprit se refuse à embarquer dans des préoccupations bassement matérialistes, je me surprends à regarder autour de moi et à reconsidérer l'environnement immédiat qui me semble habituellement d'une banalité désespérante. Et quand je commence à repérer des détails incongrus dans les comportements ou dans les déplacements des gens et des choses, l'espace se revêt d'une étonnante singularité. Quand j'étais jeune, la platitude des jours qui se suivent et se ressemblent dans cette campagne où les loisirs sont rares, j'essayais de donner du relief à la grisaille en contemplant, juché en haut d'une colline qui domine la plaine, le vol des oiseaux. Selon la saison, il m'arrivait de suivre les péripéties de ces grands nuages d'étourneaux qui planaient au-dessus des oliveraies en décrivant de hardies figures géométriques mouvantes autour d'un point invisible qui se déplaçait sans cesse. Je me tordais le cou à suivre les loopings en essayant d'en deviner la cause. Peine perdue, les arabesques faites d'infinis petits points noirs s'éloignaient et laissaient un vide sidéral qui n'allait pas tarder à être occupé par un autre nuage d'une texture et d'une importance différente. Quand je promenais mon ennui sur la place du village, c'était le vol des hirondelles qui captivait mon attention: leur vol rapide frôlait la route bitumée, au dessus des flaques d'eau avant de s'élancer vers des altitudes et de se perdre entre les fils électriques. Tout cela dans un joyeux concert de gazouillements. Le vol des cigognes est sans doute le plus majestueux: dans la chaleur de l'été, les grands oiseaux blancs et noirs décrivaient de larges cercles concentriques autour d'un nid qui se trouvait sut le faîte d'un grand frêne ou sur une haute cheminée, avant de descendre tout en douceur l'amas de brindilles enchevêtrées ou son compagnon l'accueillait avec de joyeux claquements de bec. Mais le spectacle le plus mystérieux, qui se répète à longueur d'année, est le vol des corbeaux. Ils sont sédentaires et forment une importante tribu qui a trouvé refuge dans les cavités du grand rocher qui fait comme une énorme bosse sur le front de la montagne qui surplombe le village. De bon matin, été comme hiver, les grands oiseaux noirs au vol lourd, décollent de la falaise escarpée et foncent sous les premiers rayons du soleil ou dans la brume matinale qui nimbe le sommet de la montagne, vers la large plaine qui s'ouvre comme un vaste pâturage. Les bergers qui sont en constante relation avec la nature m'ont dit que ces oiseaux au plumage luisant vont ratisser la plaine à la recherche de quelque charogne. C'était au temps où il n'y avait pas de décharges sauvages au bord des ravins et de l'oued. De temps en temps, un paysan frappé par le mauvais sort abandonnait une de ces bêtes mortes loin du village: les chacals et les corbeaux étaient alors récompensés par un éphémère festin. Aujourd'hui, les corbeaux quand ils font un raid sur la plaine, ce n'est pas seulement pour dépecer une dépouille de bovin, mais pour aller se disputer les reliefs des repas dans les décharges sauvages qui s'égrènent tout le long de la route nationale ou sur les rives de l'oued. Ils sont devenus si familiers qu'ils ne craignent plus le vrombissement des moteurs. Ils paissent sur les tas d'immondices comme des chiens errants. Mais le spectacle le plus grandiose est le retour au bercail de ces oiseaux de mauvais augure: il se fait toujours au soleil couchant, quand les nuages prennent une teinte orangée au-dessus des falaises. Ils planent en émettant des croassements sinistres qui doivent exprimer d'étranges et indéchiffrables messages. Après avoir longtemps tournoyé au-dessus de leurs nids, ils se fondent dans la nuit noire et dans la masse rocheuse.