Signe des temps sans doute, la neutralité affichée de l'Armée n'a d'égale que le nombre de ses anciens officiers supérieurs impliqués dans ces joutes électorales. Très différente de toutes les élections présidentielles déjà vécues par le pays, celle d'avril 2004 est la toute première dont l'issue n'est pas connue à l'avance. Cela ne tient pas tant au fait que l'Armée ne cesse de réitérer sa pleine et entière «neutralité» qu'à l'idée que deux candidats d'égale force, tous deux issus du système et soutenus par des pans de ce même système, s'affrontent désormais à couteaux tirés, rendant pour le moins incertaine l'issue de ce scrutin. La preuve la plus irréfutable est le nombre effarant de généraux à la retraite désormais sortis de l'ombre, venus qui pour soutenir l'un, qui pour cautionner la candidature de l'autre, dans un duel de titans, qui en fait voir aux gens de toutes les...étoiles. L'un des premiers généraux à avoir brisé la «loi du silence» a été Khaled Nezzar. Connu pour son franc-parler lui faisant mettre régulièrement les pieds dans le plat, celui qui, en 1998 qualifiait Bouteflika de «vieux canasson sur le retour» avant de se rétracter, est revenu à la charge à travers un véritable brûlot sous la forme d'un livre fustigeant le président et son bilan. Mais, curieusement, Nezzar s'est tu depuis cette date, laissant le soin à d'autres généraux à la retraite de prendre le relais. Zerhouni, qui occupe le poste de ministre de l'Intérieur sans que cela l'empêche d'être un des principaux alliés et militants du président-candidat, s'est rarement gêné de planter des banderilles sur les flancs exposés de ce général qui, début 90, avait l'heur de faire la pluie et le beau temps dans le pays. Parmi les généraux revenus en force par la suite, celui qui a gardé une constance absolue dans sa ligne de conduite et ses positions, est sans nul doute Rachid Benyellès. Signataire du manifeste des quatre en 2002 appelant au boycott des législatives, il a été le premier à rendre publique sa candidature, justifiant son acte par «la nécessité absolue de bloquer la voie à un second mandat de Bouteflika». Même après son retrait, et les attaques essuyées de la part de ce même Zerhouni, Benyellès a continué d'être l'une des principales chevilles ouvrières du groupe des dix. Des sources vont jusqu'à dire qu'il a été le seul à avoir été reçu quasi officiellement par l'état-major de l'ANP afin de recevoir les assurances de sa neutralité. Trois autres généraux, qui ont connu leurs heures de gloire par le passé, El Hachemi Hadjerès, Mustapha Chelloufi et Abdelhamid Djouadi, s'affichent régulièrement en compagnie du candidat Benflis depuis le jour de l'annonce officielle de sa candidature au niveau de l'hôtel El-Aurassi. Le général Hocine Benlhadid, venu en renfort à cette véritable «armada», a lui aussi critiqué violemment le bilan de Bouteflika, suggérant par là qu'il était nécessaire de lui couper le passage vers un second mandat. L'autre camp ne semble pas moins dégarni même s'il se montre plus discret dans ses actions et activités. Le premier à avoir quitté les bienfaits de l'ombre, par «sources interposées» a été l'ancien chef de la non moins puissante 5e Région militaire. Il s'agit du général Rabah Boughaba. La sortie, loin d'être innocente, en suggère d'autres, autrement plus importantes. Ainsi en serait-il pour Belloucif et Betchine résolus, semble-t-il, à jouer discrètement mais efficacement la carte Bouteflika. Ce dernier qui, désormais, n'a de cesse de rappeler que l'Armée lui serait redevable de quelques services, peut espérer disposer d'un rapport de force équivalent, sinon supérieur, à celui dont dispose son ancien directeur de campagne et chef de gouvernement. Face à ces deux camps qui s'affrontent sans pitié, comme les échantillons nous en sont fournis sur le terrain, les généraux actifs maintiennent la cohésion des rangs et celle de l'ANP, garante de l'unité et de la défense nationale, et se voyant régulièrement forcés de réitérer la neutralité de cette institution sur laquelle beaucoup de regards demeurent braqués depuis que des candidats lui avaient demandé d'«activer» cette «neutralité» en amenant les autres institutions du pays, sous contrôle du président-candidat, à se conformer aux mêmes positions. Ainsi, les rappels à l'ordre réguliers de Mohamed Lamari, chef d'état-major, ont-ils été accueillis avec scepticisme par de nombreux acteurs politiques. Le clou a été enfoncé par un autre général, actif celui-là, mais à la présidence de la République. Mohamed Touati, puisque c'est de lui qu'il s'agit, a clairement laissé entendre que cette institution, que chacun courtise, tance ou appelle du pied, n'a pas à jouer le rôle de censeur politique en période électorale. Il n'en a pas moins critiqué l'édifice institutionnel actuel, laissant entendre par là que le retrait définitif de l'Armée de la vie politique ne saurait se faire sans «dégâts collatéraux» Les prémisses en sont visibles, hélas, à la faveur des incidents, de plus en plus graves, qui émaillent cette campagne électorale.