L'affaire des prisonniers irakiens humiliés par les soldats de la coalition a éclipsé le retour en service d'anciens militaires irakiens. Au moment même où le monde, consterné, découvrait l'outrage fait par des soldats américains et britanniques à leurs prisonniers irakiens, à Falloujah, un événement d'une autre nature se déroulait qui a vu l'arrivée de forces irakiennes dirigées par un ancien général de l'armée irakienne chargé, d'une part, d'assurer la sécurité dans la ville rebelle, d'autre part de prendre la relève des marines américains, qui se sont discrédités et ne sortent pas grandis de la confrontation qui les opposa durant plusieurs semaines à la population de Falloujah. La «Brigade de Falloujah» qui assurera désormais l'ordre dans la ville sunnite, placée sous le commandement d'un général de l'ancienne armée irakienne, Jassem Salah, induit une nouvelle donne dans le conflit ouvert irakien. Le nouveau commandant militaire à Falloujah est arrivé dans la ville sanglé dans la tenue verte traditionnelle de l'armée irakienne de Saddam Hussein. Ce fait n'est pas passé inaperçu de la population qui a accueilli l'unité du général Jassem Salah en libérateurs et dans le même temps estime le départ des marines comme une victoire après plusieurs semaines de résistance. Après coup, et sans doute pour atténuer l'effet négatif créée par la «réhabilitation» de cet ancien officier supérieur de l'armée irakienne, dissoute au lendemain de la chute de Bagdad par les puissances occupantes américano-britanniques, la coalition a désigné hier un responsable pour la «Brigade de Falloujah» en la personne du général Mohamed Latif, (67 ans), exclu de l'armée irakienne et qui fit de la prison dans les geôles de Saddam Hussein. La désignation de ce général à la tête de la brigade de Falloujah ne change cependant rien au fait que la coalition s'est mise dans une impasse quand ses armées d'occupation en sont venues à combattre les populations civiles à Falloujah, de même qu'à Koufa, notamment par les bombardements d'immeubles et d'habitions dont il n'était pas évident qu'ils n'abritaient que des «rebelles». Le général Jassem Salah aura sous ses ordres un bataillon de 1100 hommes dont la majorité sont d'anciens militaires irakiens. Et ce fait est en soi important car il relativise fortement les prétentions de la coalition à remodeler un pays, que la résistance passive, durant la première année d'occupation, a muté peu à peu, -singulièrement dans les fiefs sunnites et chiites radicaux-, en résistance armée. Et si cette résistance armée est limitée actuellement au triangle sunnite et au centre chiite (Najaf, Koufa et Kerbala), sporadiquement dans le sud (Bassorah) et Bagdad (Sadr City), elle pourrait s'étendre comme une étincelle, à d'autres provinces d'Irak, pour peu que les exactions des forces d'occupation perdurent, et que les populations civiles continuent à mourir sous les coups de marines assoiffés de sang. De fait, l'affaire des prisonniers irakiens de la prison d'Abou Gharib, révélée par les médias américains et britanniques a jeté une lumière crue sur des pratiques barbares dont on ne s'attendait pas à ce qu'elles soient celles de soldats venus apporter aux Irakiens «liberté, et convivialité et démocratie». En réalité, la farouche résistance de la population de Falloujah, contraignant la coalition à faire marche arrière, a quelque peu modifié la donne sécuritaire, sans doute politique, en Irak. En effet, il va y avoir indubitablement un avant et un après-Falloujah et la colère des marines, qui n'ont pas accepté un retrait, à tout le moins humiliant, de la forteresse sunnite, induit un nouveau rapport de force, entre d'une part les forces de la coalition, - quoiqu'en disent les généraux américains -, et la population irakienne d'une manière globale. A moins de se livrer à un carnage en règle contre les populations locales, les forces d'occupation doivent désormais composer avec les Irakiens. Et cette situation nouvelle pourrait être confirmée, dans les prochains jours, par la tournure que prendra l'autre dossier difficile pour la coalition : Moqtada Sadr. Le chef radical chiite, solidement retranché à Najaf, où des volontaires n'ont cessé d'affluer ces dernières semaines, pour renforcer les miliciens chiites de l'Armée du Mehdi. Cette dernière encadre maintenant totalement la ville sainte et il serait difficile de l'en déloger à moins d'un affreux génocide. Les marines qui assiègent Najaf depuis le début d'avril, se trouvent ainsi dans l'expectative, attaquer pourrait déboucher sur l'inconnu, rester «inactifs» n'est pas non plus une solution. Aussi, l'issue pourrait venir sous la forme d'un autre retrait des marines de cette région sensible, centre sacré de tous les chiites du monde pour, à tout le moins, réduire les risques de dégâts, lesquels seraient incalculables autant pour les Irakiens que pour la coalition. D'autant plus que les généraux qui ont fait de la capture, mort ou vif, de Moqtada Sadr un objectif stratégique doivent sans doute y renoncer à moins d'aller délibérément à l'irréparable. Mais, il semblerait que derrière les paroles définitives des uns et des autres (militaires américains et miliciens chiites) dans les coulisses des médiateurs travaillent à trouver l'issue la moins dommageable et tenter ainsi de sauver ce qui pourrait l'être. C'est ainsi que dans l'ombre, le bureau du grand ayatollah Ali Sistani fait pression sur Moqtada Sadr de même que sur les Américains pour les contraindre à arriver à un dénouement pacifique. Il est patent que l'influent dignitaire chiite qui réprouve la façon de faire du jeune chiite radical, n'en met pas moins en garde la coalition contre tout franchissement de la ligne rouge, c'est-à-dire un envahissement de la ville sacrée par les marines américains. Des membres du Conseil transitoire irakien négocient actuellement avec des chefs des tribus à Najaf pour trouver une solution médiane afin de desserrer l'étau sur la ville d'une part et trouver une fin au cas de Moqtada Sadr, sous le coup de l'accusation, par les forces américaines, de l'assassinat en 2003 d'un imam concurrent d'autre part. Aussi, les médiateurs tentent-ils de surseoir au jugement de cette affaire jusqu'au transfert de pouvoir à une autorité légitime irakienne. Au moment où l'on tente de calmer les choses à Falloujah et à Najaf, l'affaire des prisonniers irakiens, qui a indigné le monde entier, prend de nouvelles proportions avec la polémique qui a commencé à prendre forme hier entre médias et certains généraux britanniques, contestant sinon la véracité des faits, du moins la publication de photos plus éloquentes que n'importe quel témoignage sur les méfaits de l'occupation en Irak.