L'avantage à Cannes, c'est de pouvoir, lorsque la moisson le permet, faire un round-up qui donne à réfléchir sur l'état de ce monde, en pleine ébullition. Sans perspective apparente, aucune, d'une paix à vivre. Foin du film de Michael Moore qui a plus de comptes à régler avec Bush qu'à poser un regard introspectif sur la société américaine devenue vorace au point d'ignorer que le reste du monde ne peut être continuellement inféodé à Fort Knox, là où se terre la fortune de l'Etat yankee. Il est amusant de constater que ce qui touche Moore c'est ce qui fait seulement mal à ses compatriotes, à cause d'une politique, pour le moins criminelle, de son Bush. Mais pas ce que causent les Américains, au Moyen-Orient et qui constitue un désastre tant pour les Palestiniens que pour le camp de la paix en Israël. Le film de Moore enfonce des portes ouvertes, surtout quand on sait combien, depuis Chris Marker, le sens des images peut être altéré dans un sens ou dans l'autre. Moore devrait prendre des cours auprès de la «Juive arabe» (comme elle se présente), Simone Bitton qui a secoué la planète, à elle seule, avec «Le Mur» un documentaire à diffuser en urgence sur les chaînes arabes. C'est un film «irracontable», tant les images ont été diffusées à un tel point de «mythridatisation». En d'autres mots, les images du JT nous ont accoutumés à ces images-poison, au point que l'on s'est adapté, par petites doses, à ce poison distillé jusqu'à ne plus faire effet sur certains. Bitton, une des meilleures spécialistes de la musique arabe, auteur aussi d'un implacable documentaire sur son compatriote Mehdi Ben Barka et dont le père a été un des militants de l'extrême-gauche israélienne qui plaidait, dès les années cinquante, pour un Etat palestinien, cette femme donc a planté sa caméra des deux côtés du mur de la honte, sur lequel les dirigeants arabes (et aussi les autres) jettent un regard de plus en plus distrait, à l'heure des infos, pour montrer le calvaire enduré par des êtres humains, avant d'être Palestiniens, jusqu'à l'humiliation totale. On en sort avec les poings serrés, au fond de ses poches. D'impuissance. Sidérés par le calvaire dont profitent certains, pour envoyer «au paradis» (sic) des jeunes bardés d'une ceinture de dynamite... Exploitant ainsi, leur lassitude et le sentiment de haine qui les habitent. La résistance passive, que montre la caméra de la cinéaste, de ces véritables héros camusiens est une gifle pour le reste du monde qui ne voit en ce peuple que des contingents de candidats au suicide. L'abnégation ghandiennne dont font montre ces Palestiniens (et qui a souvent raison de la hargne du soldat israélien) est une illustration éloquente sur la théorie du dernier mot dont peut se prévaloir celui qui se bat pour son droit inaliénable, celui de vivre digne. Ghandi n'est pas loi, on vous le dit. Godard aussi avec «Notre Musique» fait la même chose que Simone Bitton, un devoir de mémoire dont le prétexte reste Sarajevo mais dont la blessure originelle et entière se situe toujours dans cette aire mythique qui a fait naître trois religions d'amour mais qui n'a pas su endiguer la haine que leur lecture sectaire a su distiller. Tout cela nous fait presque oublier l'oeuvre mineure commise par un compatriote Tony Gatlif, avec «Exils». Histoire d'un retour au pays de Naïma, née en France, Rado, le fils d'un Gitan qui a quitté l'Algérie en 1962. Gatlif rate la marche dès que ses deux héros mettent les deux pieds en Algérie. Car Gatlif veut démontrer et non plus montrer ou même se raconter. Un relent raciste, digne des docu-nègres (on pense notamment à ces fils de centaines d'Algériens debout, hagards) à ce discours éculé des «Arabes qui ont cassé la porte des appartements des Français pour s'y installer». Gatlif a tort, ce propos ne veut plus rien dire même aux fils des rapatriés... Comme il a tort de ne montrer de cette Algérie que des rues et des rampes d'escaliers sales. Certes il n'a pas eu besoin d'accessoiristes, l'incurie de nos élus locaux en matière d'hygiène est plus que patente. Mais ne garder que cela et les images de ces immeubles effondrés de Boumerdès, alors qu'il fait oeuvre de fiction, c'est un peu regrettable. Il est libre Tony, mais quand même, pas au point de plomber définitivement son film ratant ainsi la chance de sa vie à Cannes. On ne fait pas une oeuvre d'art à base de rancoeur et de dépit. Gatlif a eu un parcours des plus tragiques, mais au moins depuis 1991, il doit savoir que tous les Algériens ont traversé un couloir de feu et de sang et de les voir traités de cette manière c'est plus qu'injurieux, c'est triste. Triste pour l'humain. Il serait intéressant de demander à Lubna Zaabal (Naïma) si elle a reconnu dans Exils, l'Alger qu'elle avait sillonnée dans Viva l'Aldjérie de Nadir Moknèche. Mais chacun son Alger(ie), celle du dépit amoureux (car, à n'en point douter Gatlif aime son pays) et celle du captif amoureux (version Dehane, Moknèche, de l'auteur de ses lignes et celle à venir de Allouache). Gatlif déclarait à l'hebdo Télérama qu'il était entré du Maroc vers l'Algérie presque clandestinement pour tourner son film. Omettant de dire aussi que le semi-clandestin avait demandé une limousine pour se rendre à Réghaïa pour son pèlerinage. La limousine d'un milliardaire en délicatesse avec son pays... Mais, hors de question de faire un procès en sorcellerie à Tony Gatlif, comme a essayé de le faire une amnésique figure du milieu du cinéma en Algérie dernièrement à l'Ecole des Beaux-Arts d'Alger. Gatlif a le droit de dire ce que bon lui semble et, même si l'envie lui prenait, de venir défendre son morceau devant le public algérien. Reste alors aux autres cinéastes algériens de faire des images et encore des images, peut-être, qu'après le passage obligé par l'exutoire, il se trouvera des films qui raconteront l'Algérie dans sa diversité et sa tolérance. Loin de tout monolithisme chatouilleux. En attendant, le cinéaste du très beau «Swing» s'est planté bel et bien. A lui de faire un autre film et de nous réconcilier avec sa verve onirique. On reste preneurs. Pour le reste, désolé... Le monde tourne et l'Algérie aussi. Le vent soulève la poussière. Et pourtant tu ne vois pas le vent. Gatlif ne connaît sans doute pas Ibn Arabi. Il en est encore temps. Il aura le loisir de voir qu'en Algérie, le vent aussi est en train de tourner. Il finit un cycle. Il nous faut entendre le silence qu'il transporte. Ceci apaiserait, peut-être, les blessures de Gatlif et aussi les nôtres.