Avec l'indépendance on croyait avoir tout réglé ou presque, et voici que les difficultés commencent car aujourd'hui, la liberté est devenue synonyme d'irresponsabilité et le courage d'inconscience. On a souvent posé cette question à Nelson Mandela: «Madiva, qui est votre héros?» et il répondait: «Je ne choisis pas mon héros en fonction de la position qu'il occupe. Mes héros sont ces hommes et ces femmes qui se sont impliqués pour combattre la pauvreté où qu'elle soit dans le monde.» A cet argument, on ajoutera que les vrais héros sont les hommes et les femmes qui se sont battus pour notre liberté, pour préserver notre dignité et identité mais ce sont également ceux qui s'impliquent pour l'épanouissement de leur pays justement pour préserver cette liberté et cette dignité. En ce 1er Novembre 2014 qui marque les 60 ans du déclenchement de la Révolution algérienne, on aimerait rendre un hommage particulier à tous ceux qui nous ont libérés du joug du colonisateur, à nos martyrs et à tous nos vétérans, à mon père, à mes oncles et à tous les soldats de la famille algérienne. Notre pays est extrêmement fier du rôle déterminant qu'ils ont joué dans la libération de l'Algérie mais la question qui s'impose et se pose aujourd'hui, sommes-nous fiers de ce que nous sommes devenus? Qu'est-ce que la liberté? Pendant ces 60 années post-révolution, qu'avons-nous fait, nous, Algériens, de la liberté, du courage, le prix de notre dignité, que nos vaillants soldats nous ont offert? Pas grand-chose, hélas. Avec l'indépendance on croyait avoir tout réglé ou presque, et voici que les difficultés commencent car aujourd'hui, la liberté est devenue synonyme d'irresponsabilité et le courage d'inconscience. En dépit de toutes les initiatives internationales en matière de libertés fondamentales telles que la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ONU), et en France, les principaux textes garantissant ces droits fondamentaux tels que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946, et le Préambule de la Constitution de 1958, dans la devise Liberté, Egalité, Fraternité' de la République française, le peuple algérien a subi les pires contraintes entravant ainsi sa liberté. Pour libérer son peuple, nos héros et héroïnes de la guerre ont eu le courage de traverser des terrains minés et des fils barbelés, sous les tirs de mortiers et de mitrailleuses. Ils se sont opposés à la mission civilisatrice. Ils ont rejeté la citoyenneté française pour préserver notre patrimoine culturel. Sommes-nous à la hauteur de cette liberté qu'ils nous ont offerte? Pour Emmanuel Kant, le philosophe allemand, la liberté ne signifie pas indépendance mais autonomie, c'est-à-dire la capacité à se donner à soi-même (autos) ses propres lois (nomos). La liberté au sens large du terme n'est rien d'autre que la législation de la raison pure, source de la loi morale et des devoirs. Soixante ans après, dans cet élan révolutionnaire au nom de la liberté, nous avons oublié l'essentiel, comment jouir de cette liberté? Nous ramons à contre-sens. La liberté est devenue une forme d'esclavage. La liberté ne consiste pas seulement dans le droit accordé. Etre indépendant, c'est avant tout aimer son pays. Etre indépendant, c'est travailler pour développer son pays sans rien attendre en retour. La liberté c'est aussi le pouvoir donné à l'individu d'exercer et de développer ses facultés afin de vaincre l'ignorance. «La liberté commence où l'ignorance finit» nous dira Victor Hugo. Spécificité de l'enseignement aux colonisés: cultiver l'ignorance. A l'époque coloniale, on parlait couramment de «races» en Algérie, de Français, d'Européens et d'«indigènes» selon des catégories racialistes. En partant du postulat que le milieu comme la race conditionne la pédagogie, des considérations psychologiques ont été intégrées pour orienter les choix pédagogiques et éducatifs, avec, toujours en filigrane, cette volonté de les adapter aux moeurs de chaque race. La base de la pyramide Un sujet de discussion houleux lors des diverses rencontres coloniales a donc été le concept d'éducation des indigènes. Avant les lois Jules Ferry de 1881 et 1892, l'instruction des indigènes ne figurait même pas au programme colonial. C'est avec le rapport sur l'organisation de l'Algérie que Ferry a publié en 1892 sous le titre «Le gouvernement de l'Algérie» qu'il a été décidé que l'instruction des indigènes servirait la France tout aussi bien que les colonisés. La justification la plus courante du système colonial était sans conteste son apport civilisationnel à un peuple privé de la lumière du monde moderne par des structures économiques et sociales jugées archaïques. Mais cette oeuvre de rayonnement n'était en fait qu'un moyen pour asseoir la domination territoriale de la France. Là, les indigènes ne recevaient qu'un embryon d'enseignement. Tenir les indigènes algériens dans l'ignorance était le moyen certain de leur conserver une âme d'esclave. Dans cette optique, il fallait donc limiter la qualité et la portée de l'éducation compte-tenu du danger potentiel que les indigènes, une fois éduqués, pourraient constituer pour la France. À ces arguments s'ajoute celui de la primitivité supposée des croyances religieuses et des moeurs indigènes qui bloqueraient tout effort d'instruction et d'élévation des âmes, rendant ainsi toute assimilation impossible. Le colonisateur a aussi établi une hiérarchie des langues qui correspond rigoureusement à la hiérarchie des races. Il a établi qu'à la base de la pyramide linguistique se trouvent les langues des peuples dits inférieurs et «sauvages». Dans cette logique, la langue française, porte-drapeau de la France, devient l'outil privilégié de la mise en valeur des colonies, de la conquête morale et de la pacification des races. La langue arabe étant considérée comme une «sous-langue», d'où, la nécessité alléguée d'adopter la langue du colonisateur. En dépit de tout ce massacre culturel, l'Algérie a réussi à briser cette fatalité, et pour reprendre un peu l'édifiante citation de Frantz Fanon, à «remonter les chemins de l'histoire, de l'histoire de l'homme damné par les hommes et provoquer, rendre possible la rencontre de son peuple et des autres hommes (Les Damnés de la terre, 1970). Ce n'est donc pas par un coup de baguette magique que nos héros ont réussi à changer la nature des choses mais par le travail et la persévérance, par l'amour de la nation. C'est le travail seul qui peut garantir une liberté concrète. Quand on a l'indépendance et que le travail s'y ajoute, la liberté se cueille comme un fruit mur.