«...Tant que les musulmans resteront musulmans... ou tant que le peuple français n'aura pas, en masse, embrassé l'Islam, il faut choisir entre ces deux systèmes absolus : convertir ou se convertir, si on veut que l'assimilation soit possible un jour. N'est-ce pas dire qu'elle ne se fera jamais?» J. Brunel La politique française, à partir de 1900 est caractérisée par celle de l'expansion économique de la colonisation, par une dépossession matérielle des indigènes. A cela, s´ajoute des tentatives de dépossession spirituelle suite à un prosélytisme militant, encouragé, il faut bien le dire, par les différents gouverneurs de l'Algérie. (1), (2). Pour rendre compte de l'état d'esprit qui prévalait entre le pouvoir colonial et l'indigène, Brunel, un homme politique français le résume : “ Les difficultés d'application viennent uniquement de ce que l'Arabe est notre antipode moral ; il l'est même au point de vue physique , et sa haine native contre le Roumi est ainsi entretenue par les oppositions... et ceci tant que les musulmans resteront musulmans... ou tant que le peuple français n'aura pas en masse embrassé l'Islam. ll faut choisir entre ces deux systèmes absolus: convertir ou se convertir si on veut que l'assimilation soit possible un jour. N'est-ce pas dire qu'elle ne se fera jamais? (3). Pour le colon, il ne peut y avoir de confiance s'il n'y a pas absorption spirituelle de l'une des religions par l'autre, et c'est évidemment de l'absorption de la religion musulmane, comme préalable à toute idée de valorisation sociale. Le problème de l'acculturation, fondement de la colonie, est posé par le Père de Foucault. Ainsi, dans une lettre datée le 9 février 1912 de Tamanrasset, il écrit: "L´histoire apprend qu´il est plus facile de fonder les colonies que de les conserver... Notre Empire barbaresque a maintenant quinze millions d´habitants presque tous musulmans, avec la paix, ils seront trente millions dans cinquante ans. Si, à cette époque, ils sont civilisés, Français semblables à nous, l´Afrique du Nord sera l´admirable prolongement de la France. Si au lieu de nous les civiliser, de nous les assimiler, de nous les unir, nous les exploitons en les laissant dans la barbarie, ils profiteront des moyens matériels que nous aurons mis à leur disposition, de l´instruction qu´aura reçue l´élite des leurs pour nous jeter à la mer à la première difficulté européenne". (4) Cette instruction a été tolérée à dose homéopathique à l'indigène. Rares sont les indigènes qui arrivent à percer. il faut savoir qu'à l'indépendance, le «système éducatif colonial avait produit moins d'un millier de diplômés de l'enseignement supérieur en 132 ans. Pour Jean Amrouche, «le colonisé (...) est frappé dans sa descendance aussi bien que dans son ascendance. La race entière est destituée de son humanité. Du moins tant que le colonisé garde mémoire de son origine, et porte les stigmates visibles de son appartenance: certains traits de physionomie, la couleur, le nom. Faire de la culture française la justification de la colonisation elle-même, c´est une imposture et une indignité. On sait avec quelle précautionneuse parcimonie la culture française a été dispensée, et quels obstacles les maîtres coloniaux ont dressés devant elle. On sait moins que ceux des colonisés qui ont pu s´abreuver aux grandes oeuvres sont tous non point des héritiers choyés, mais des voleurs de feu» (5). Le réveil nationaliste et la religion L'éveil du nationalisme arabe et musulman, s'est confondu au départ avec celui de la nécessité d'un renouveau de la religion. A la même époque, et dans tout le monde arabe, cette génération de 1885-1915 connaît une accélération du progrès scientifique et technologique. C'est déjà la civilisation du XXe siècle qui s'annonce, à travers une série d'inventions spectaculaires (atome, voiture, avion etc.). Ces inventions commencent à ébranler les superstitions religieuses dans le monde musulman où, comme nous le dit A.Merad, ces forces maîtrisées relevaient auparavant du domaine de l' inconnaissable ” et du surnaturel. L'euphorie du scientisme gagne la Turquie et l'Egypte et avec un certain retard, arrive en Algérie, où les intellectuels rêvent à ce monde auquel ils aspirent. Pour A. Mérad “ les porte-parole de ce que l'on pourrait appeler le “ Jeune Islam ” prêchent, avec enthousiasme, le ralliement du monde musulman au modernisme universel, en tant que promesse de progrès moral et matériel, pour l'ensemble de l'espèce humaine. (6). La génération d'intellectuels colonisés avait cependant, indépendamment des problèmes avec la modernité, un problème de recherche d'identité, que la colonisation triomphante pensait résoudre, par l'assimilation des plus aptes et des plus méritants. Cette génération devait donner alors lieu à deux modèles d'intellectuels, ceux d'expression française qui joueront en vain la carte de la légalité, de la légitimité et des institutions et des lois de la République, ceux qui, d'expression arabe formés au Moyen-Orient ou en Tunisie, qui eux pensent, que le salut est dans un retour aux sources (les trois constantes: l'islam, l'arabité, l´algérianité), sans pour autant renier les acquis de la science. Ben badis sera le porte-parole de ce courant, tandis que Ferhat Abbas symbolisera l'élite francisée, qui veut faire accéder le peuple algérien aux vertus et aux bienfaits de la civilisation, dans le giron des lois de la République, sans pour autant renier son culte. Signalons toutefois que même Ben badis s'accommodait fort bien de “l'aile protectrice d'une grande nation comme la France” (7). La fin du califat eut en Algérie un retentissement, parmi l'élite algérienne. La révolte "Jeunes Turques", avec Mustapha Kémal, servit longtemps de modèle aux nationalistes algériens, qui créèrent à leur tour le mouvement «Jeunes Algériens», au début des années vingt. De plus, malgré l'espoir suscité par les 14 propositions du président américain, le colonialisme était plus fort que jamais, la France envahissait le Maroc dès 1911, et Lord Balfour par la déclaration de 1917, décidait d'octroyer un “home” aux Juifs du monde entier, en Palestine, tout en faisant la promesse, non tenue, de l'émergence d'un royaume arabe sur les décombres de l'empire ottoman. Dans cette atmosphère, où la chape de plomb coloniale paraissait pouvoir durer mille ans, notamment après les célébrations avec ostentation du centenaire de la colonisation (1930), les Algériens continuèrent à s'interroger sur leur avenir. En Algérie, à cette époque, le champion de la jeunesse algérienne fut l'Emir Khaled. Pour le petit fils de l'Emir Abdelkader, l'Algérien doit revendiquer les mêmes droits, après avoir obéi aux mêmes devoirs, à Verdun.... L'Ikdam, fondé par l'Emir, dénonçait l'expropriation du fellah et aussi le faible nombre d'Algériens non scolarisés, ce qui a ouvert la voie, par la suite, aux autres et les a confortés dans leur conviction d'ouvrir des médersas. Au départ, l'Emir Khaled était favorable à la loi de 1919 sur l'assimilation, dés lors qu'elle permettait l'extension de la représentation indigène aux assemblées locales. Mais il refuse la naturalisation, pour lui “ l'indigène algérien n'acceptera pas la qualité de citoyen français dans un statut autre que le sien, pour une raison essentiellement religieuse . (8). Un autre exemple, et non des moindres, est le retentissement de la cause rifaine, avec un héros de légende; l´Emir Abdelkrim, qui a pu se battre contre deux puissances coloniales coalisées - la France et l´Espagne - avec 120 généraux. Abdelkrim sera le héros de toute une génération. La première tentative de la lutte sur le plan politique aboutit à un échec; l'émir, pourtant officier français, sera exilé à Damas comme son grand-père, sous la pression du colonat bloquant toute velléité d'émancipation et d'assimilation des indigènes. Pour rappel, en 1907, un décret est promulgué en France sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Le décret ne sera jamais appliqué en Algérie. malgré les protestations permanentes des gens du culte. Cependant, après la première guerre mondiale, les mutations et les bouleversements mondiaux aidant, les intellectuels, penseurs et lettrés religieux prirent conscience de leur condition et sentirent la nécessité de s'organiser pour prôner une autre forme de revendication. Les luttes politiques à partir des années vingt Ainsi, en 1924, le projet islahiste se précise. Le premier bureau de l'Association des oulémas musulmans d'Algérie (A.O.M.A), appelé Djam'iat El Oulama élu à l'issue de la réunion du 5 mai 1931. Il faut, cependant, remarquer que les valeurs véhiculées par l'Islah algérien en dehors de la «veille» sur ce qu'il est permis d'appeler les invariants: «Thaoubet», ne dépassent pas le cadre étroit du conformisme . Dans un article paru dan le journal de l'A.O.M.A. paru en février 1931, Cheikh Ben badis écrit : “ l'Algérie, en tant que partie du domaine français, est un pays à vocation culturelle arabo-française. La communauté musulmane se doit d'organiser, elle-même, un enseignement arabe moderne, pour lutter concurremment avec l'école française contre l'ignorance et pour hâter la reconnaissance de la culture arabo-islamique en Algérie. Les trois années (1930-1932), sont marquées par les réactions aux “ provocations du centenaire en Algérie . En 1935, les radicaux sont au pouvoir, le code esclavagiste de l'indigénat reçoit un renouveau d'application; en 1937 sous le gouvernement Léon Blum, l'Etoile nord-africaine fondée par Messali Hadj est dissoute. La lutte permanente des pères du nationalisme Messali Hadj et Ferhat Abbas, malgré son opiniâtreté, ne pouvait aboutir devant une administration coloniale sourde à l'égalité des droits et au respect des Algériens. En 1936, les intellectuels francisés appartenant aux différents partis et les oulémas se retrouvent donc ensemble, au sein du Congrès musulman. C'est ainsi que F.Abbas et les oulémas s´étaient rapprochés pour réclamer en juin 1936, l'égalité des droits, la fin du statut colonial et le respect absolu de la personnalité ethnique et religieuse arabo-islamique. Il est utile de signaler que seul Messali Hadj s'est déclaré foncièrement contre l'assimilation et les tentatives du Congrès musulman d'accepter le projet Blum Violette. Son intervention inattendue au stade des Annassers, le 2 août 1936 fut mémorable et résume plus que tout autre écrit, son itinéraire et son amour pour l´Algérie: ...Cette terre bénie qui est la nôtre, cette terre de la baraka n'est ni à vendre, ni à marchander, ni à rattacher à personne. Cette terre a ses enfants, ses héritiers, ils sont là vivants et ne veulent la donner à personne .. (9). De fait, les intellectuels, penseurs et lettrés religieux algériens, prirent conscience et sentirent la nécessité de s'organiser pour prôner une autre forme de revendication. Dans cette Algérie culturellement fragmentée des années trente et qui se raccroche à des repères externes , la socialité religieuse , comme le dit Carlier , permet de retrouver , en deçà de la zaouia et de la médersa et indépendamment de la kouba, la figure du petit taleb. (10). Ce fut aussi dans cette floraison culturelle, la création des nawadi dans pratiquement toutes les petites et grandes villes où existaient un embryon de gens lettrés, quelle que fût la langue. L´association des oulémas crée des écoles primaires, on y enseignait principalement la langue arabe et les sciences religieuses. Cependant, malgré tous leurs efforts les oulémas ne pourront mettre en place qu'environ 70 écoles totalisant près de 70.000 élèves. Ceci peut être malgré tout considéré comme un grand succès, comparé au nombre d'écoles ouvertes par le pouvoir colonial aux indigènes. Il faut aussi ajouter que le PPA, et plus tard le Mtld, participeront eux aussi en mettant en place un réseau d'écoles de moindre importance. Quant à elle, l'Ecole coloniale, elle préparait ses courroies de transmission. Les métiers qui étaient autorisés étaient confinés à la magistrature et aux auxiliaires des médecins de colonisation et aux instituteurs indigènes. Après la Seconde Guerre mondiale, la revendication culturelle fut exprimée à la fois par les mouvements nationalistes et les mouvements religieux. Cette revendication culturelle se trouve, plus que jamais axée sur les éléments constitutifs de l'identité nationale: la langue et la religion. Pour sa part, Messali Hadj se défend d'utiliser la religion à des fins partisanes, mais il lui donne, comme l'écrit Stora, un contenu en rupture ouverte avec le colonialisme. (11). Il est connu que l'histoire de l'Algérie coloniale a toujours été un thème transversal, un vaste consensus fédérateur de la Droite vers la Gauche. Il s'est trouvé même des politiques de gauche, comme Ferry, pour non seulement prôner une colonisation à outrance au nom d'un autre mythe de la race supérieure, béni par l'Europe des Renan, des Hugo, des Kipling, avec le fameux «fardeau de l'homme blanc». On est en droit de se demander comment les Algériens, comme nation et comme peuple, à l'instar des Indiens, n'ont pas disparu. Pendant 132 ans, toutes les «méthodes» ont été mises en oeuvre pour briser l'identité culturelle et cultuelle de l'Algérie. Les indigènes ne se résignaient pas à mourir ou à se convertir en masse. Cette survivance tiendrait du miracle. Le grand historien Salhi a raison d'écrire: Toutes les tentatives pour désintégrer la société musulmane auront tourné à l'avantage du peuple algérien en brisant les structures traditionnelles, on a facilité et accéléré le développement de l'unité nationale. Désormais, la nation algérienne est indiscutablement constituée, elle a soudé tous ses éléments, elle s'est trempée dans l'épreuve et la lutte dans la communauté de la souffrance et de l'espoir. (12).