"On devrait élever une statue au silence." Thomas Carlyle Jadis, chaque ville, chaque quartier ou chaque village avait une âme, une «personnalité» si l'on ose s'exprimer ainsi. Cette identité était due en général à l'architecture, au plan de masse des constructions qui obéissaient soit à la politique d'aménagement de l'espace urbain, soit à la tradition en cours quand il s'agit de villages perdus dans la montagne. Chaque entité s'enorgueillit de sa particularité: un monument, une fontaine, un site imprenable, un panorama unique qui font faire des détours aux touristes en mal de pittoresque. Mais ce dont s'enorgueillit le plus l'agglomération, c'est d'avoir donné naissance ou hébergé quelque temps une célébrité: des plaques commémoratives ou des statues sont érigées à la gloire de ce personnage qui a tiré de l'anonymat l'agglomération bien que la tradition arabo-islamique, tendance sunnite, ait toujours proscrit la reproduction d'images humaines afin que les fidèles ne versent pas dans l'adoration des idoles comme certains courants chrétiens. C'est pour cela qu'il est rare de rencontrer dans les capitales arabes les statues ou les portraits des grands hommes qui ont illustré de leurs hauts faits ou de leurs grandes oeuvres cette prestigieuse civilisation qui a brillé sur le monde et qui a transmis à l'Occident l'héritage antique. Il ne faut pas croire que les Algériens soient opposés à l'érection d'une statue pour des raisons religieuses: l'adoration des idoles en pierre est dépassée et les gens se prosternent plus volontiers devant les adorateurs du Veau d'or, ceux qui signent leur fiche de paie ou leur font la courte échelle pour mieux piller ce qui reste du patrimoine national. Des carrefours, des places portent avec fierté les représentations de ces hommes illustres qui ont rendu d'une manière ou d'une autre, service à ce pays: écrivains, hommes de guerre, corsaires, syndicalistes (Aïssat Idir a sa statue qui domine son village natal au fin fond d'un cul de sac de la Kabylie profonde), enfin des hommes qui n'ont pas eu de comptes à l'étranger ou des enfants comme prête-noms et serviront de livres ouverts en plein air à tous les visiteurs qui veulent s'enquérir, soit d'un passé prestigieux, soit de l'âpreté d'un combat qui se poursuit encore. Et quand la gloire du personnage est à la taille de la célèbre cité qui l'a vu naître et qui a servi de cadre et de décor aux multiples péripéties de sa vie riche en enseignements, on ne s'étonnera pas de voir beaucoup de personnalités politiques, essayer de récupérer, à leur profit, la renommée mondiale de ce fils d'émigré qui a brillé uniquement par son érudition, son honnêteté, sa générosité et surtout par son attachement à toutes les valeurs spirituelles cachées au fin fond de l'âme de son peuple, malgré un modernisme militant jamais démenti et dans lequel se reconnaissent même ceux qui sont victimes de l'importation d'idées du bazar moyen-oriental. En tout cas, c'est comme cela que je vois Abdelhamid Ben Badis, érigé en repère important de l'une des facettes de la complexe personnalité d'une nation qui ne finit pas de se construire. Comme beaucoup de figures nationales, Ben Badis, militant réformiste actif et pacifique de la nation sera victime de tous les intégrismes: d'abord de ceux qui vont aller chercher des gourous dans les périodes sombres d'une civilisation décadente et ensuite des affairistes empressés de redorer leur blason en faisant faire, à l'étranger, un portrait-robot, à la faveur d'une manifestation culturelle décriée par beaucoup comme bâclée, onéreuse et désespérément inutile. Mais, il faut saluer ici le combat de ceux qui sont attachés à l'authenticité, valeur cardinale de celui qui a passé toute sa vie à lutter pour. Notre pays, pour se retrouver dans la débâcle qui a saisi les pays arabes, victimes des marchands du temple et des sous-sol, a besoin de ces monuments, mausolées, stèles, statues, pour rappeler que le présent est l'au-delà de ceux qui ne sont plus et que l'admiration que l'on porte aux chers disparus, est leur plus grande félicité.