Dans cet entretien que nous a accordé, Saâd Abdallah Djaballah, le président d'El Islah, revient sur la crise que traverse son parti en pointant d'un doigt accusateur le «pouvoir» qui vise à affaiblir «le dernier bastion de l'opposition» en Algérie. Djaballah estime que le jour viendra où les islamistes accéderont au pouvoir malgré «les manipulations» du courant laïc «très influent» dans les cercles de décision. Paradoxalement, ce dernier est convaincu que le gouvernement fera passer, contre vents et marées, les très controversés amendements au code de la famille. L'interviewé fait un bilan «négatif» des six premiers mois du mandat présidentiel de Abdelaziz Bouteflika et estime que les erreurs des partis qui se définissent comme «islamistes», comme c'était le cas du FIS dissous en 90, ou bien du MSP aujourd'hui, ont fait beaucoup de tort à ce courant. Interrogé sur la primauté du politique sur le militaire, il précisera enfin que «l'Algérie n'est pas encore prête à faire cette mutation». L'Expression: Votre parti semble plonger dans une sérieuse crise interne. «Le scandale» soulevé par le président du bureau d'Alger et la démission de cinq membres du bureau national, lesquels demandent une session extraordinaire du conseil consultatif pour discuter des «exactions» du président d'El Islah, renseignent sur le malaise qui règne au sein de votre formation.. Abdallah Djaballah:Sur le plan politique, l'on assiste depuis quelques mois à une véritable campagne de dénigrement contre l'opposition. Une campagne menée par les cercles du pouvoir et exécutée par ses relais médiatico-politiques. El Islah qui est dans le collimateur du pouvoir, n'a pas échappé à ces manoeuvres. Bien au contraire, il semble que nous figurions en tête des partis qui gênent le système. La raison est connue, El Islah a refusé et refuse toujours de se plier à la règle générale ou plutôt, au jeu des alliances, qu'on dit stratégiques, qui plébiscitent le président Bouteflika, et ce, malgré toutes les surenchères. Avec autant de fierté que de désolation, je peux affirmer qu'El Islah est pratiquement le seul parti de l'opposition actuellement sur la scène politique nationale. En évoquant des relais du pouvoir, n'êtes-vous pas là en train d'accuser les membres sortant du bureau national d'être de simples exécutants d'un plan de déstabilisation qui viserait votre parti? Il n'y a pas l'ombre d'un doute que la crise dont vous faites part, n'est qu'une partie, ou plutôt la phase dévoilée, d'un complot soigneusement colporté par le pouvoir pour casser une formation qui réussit. Un complot qui vise en haut lieu le président du parti. Le scandale «du poète du parti», qui continue de faire couler beaucoup d'encre, s'inscrit-il dans le cadre de ce «complot»? Oui, j'aurai l'occasion de revenir sur ce sujet au moment opportun. El Islah rejette dans le fond et dans la forme les amendements apportés au code de la famille. Vous menez aussi une campagne de mobilisation pour dénoncer ce que vous qualifiez de guerre contre l'islam. Seriez-vous en mesure de bloquer ces amendements que le gouvernement et le président de la République qualifient d'inéluctables? L'adoption de ce texte par le conseil du gouvernement constitue un fait grave. L'exécutif a défié, à travers cette position, la majorité du peuple algérien qui s'est exprimée contre ce projet. Une réalité que le pouvoir ignore sciemment mais que nous avons vérifiée sur le terrain à travers la campagne de mobilisation et les différents rapports de nos bureaux régionaux. Contrairement à ce que la presse rapporte, il n'y a pas que les islamistes qui dénoncent le rapport du groupe des 52. Comme vous le savez, El Islah a émis 21 réserves sur les 37 articles amendés. C'est dire la gravité des dépassements. La question du tuteur est fondamentale mais cela nous doit pas nous amener à négliger les autres points comme la polygamie, le divorce, la pension, la garde des enfants. Ce texte, contrairement aux intentions déclarées par ses instigateurs, porte plus préjudice qu'il ne fait de bien à la femme algérienne. J'insiste, c'est une véritable révolution contre l'islam. Maintenant nous sommes dans un système de dictature et de ce fait nous ne nous faisons aucune illusion. Les amendements seront appliqués, sans grande surprise, malgré le refus populaire. Il serait vraiment naïf de croire que le gouvernement va reculer. C'est une simple question de temps. Ce sera une autre bataille de perdue pour les islamistes après celle de l'école? Ce sera plutôt une énième preuve que le pouvoir en Algérie ne recule devant rien, et que la démocratie prônée n'est qu'une utopie. En ce qui nous concerne, nous avons une grande responsabilité devant Dieu et devant le peuple algérien, chose qui nous amène à exprimer, sans équivoque, nos positions, dire la vérité même si cette dernière se retourne contre nous et pousse certains à nous étiqueter «d'extrémistes». Des contacts avec des formations politiques pour faire pression sur le gouvernement? Nous attendons que le projet soit transmis à l'Assemblée nationale populaire pour coordonner notre action avec les partis qui y siègent et qui refusent, comme nous, ces amendements. Je cite spécialement le FLN qui a la majorité. Oeuvrant pour le même projet de société, du moins dans le discours, les partis islamistes en Algérie semblent plus divisés que jamais. Au moment où El Nahda et le MSP avaient opté pour le président Bouteflika le 8 avril, vous vous êtes paradoxalement alignés sur le RCD et le FLN pour contrôler les élections présidentielles. Même la polémique autour du code de la famille n'a pu rassembler les camps d'un courant qui semble perdre du terrain. Permettez-moi, tout d'abord, de préciser que les erreurs graves commises par le parti dissous dans les années 90, et les positions politiques des deux formations que vous avez citées ont fait beaucoup de tort au courant islamiste. Mais la guerre n'est pas perdue. Tôt au tard, justice sera rétablie et le peuple aura le droit d'exprimer en toute liberté ses positions. Ce jour là, je suis convaincu que les islamistes auront aussi leur place au pouvoir en Algérie, à condition bien sûr de trouver les hommes dignes de cette mission, convaincus de la ligne qu'ils ont choisie, prêts à la défendre jusqu'au bout, loin de tout opportunisme politique. Par ailleurs, ce courant continue d'être une cible de prédilection des partis qui défendent un projet de société «importé», par ceux qui veulent «l'occidentalisation» de toute une nation. Ces derniers promettent sans cesse la démocratie aux Algériens, le résultat on le connaît tous. Le peuple doit comprendre que notre projet est porteur de démocratie. Et que l'islam et le nationalisme sont ses deux principaux piliers. Concernant maintenant l'alliance que nous avons faite avant le scrutin, elle a été conjoncturelle. Mais je suis aussi convaincu que la coordination entre les partis politiques doit être permanente. Néanmoins cette coordination s'ébrèche face à plusieurs donnes. Il y a tout d'abord, le tout nouveau-né de la scène politique, l'alliance stratégique qui verrouille le champ politique, mais aussi la crise au FLN. Dans cette situation El Islah reste le seul parti de l'opposition. «La réélection d'Abdelaziz Bouteflika à la tête du pays serait une grave erreur». Une mise en garde que vous n'avez cessé de défendre tout au long de la campagne électorale. Six mois après, avez- vous la même conviction? Tout à fait, et nous aurons l'occasion de développer cette question à l'occasion du congrès du parti qui va se tenir en décembre. Mais je peux d'ores et déjà affirmer que le bilan de Bouteflika est négatif sur tous les plans. Au volet social, nous assistons à de graves dérives. La contestation a touché pratiquement tous les secteurs. Le droit de grève est remis en cause, les libertés syndicales restreintes. Le niveau de vie des citoyens ne s'est guère amélioré en dépit d'une manne pétrolière très attrayante. La loi de finances 2005 se base sur un prix de référence de 19 dollars le baril, alors que ce dernier a atteint une barre historique. Au volet politique la situation n'est point meilleure. Le pouvoir a tracé comme objectif la mort progressive de l'opposition, notamment par le maintien de l'état d'urgence. C'est le retour au parti unique. Ce qui conforte notre position. La démission du général Lamari, les changements opérés dans les différents corps de l'armée, traduisent, selon certains observateurs, un véritable remaniement des centres de décision dans le pays. Croyez-vous que l'Algérie se dirige vers la primauté du politique sur le militaire? L'Algérie est t-elle prête à faire cette mutation ? J'en doute fort. Nous avons tendance à tout mettre sur le dos de l'institution militaire, ce qui est, à mon sens une fuite en avant. Si le blocage venait de cette institution, le problème serait réglé. Nous assistons en Algérie à une absence généralisée de la culture démocratique. Le danger vient plus de l'administration que de l'armée. C'est une vérité prouvée le 8 avril, où nous avons assisté à une mobilisation sans précédent de l'administration et des partis politiques en faveur d'une seule personne. Néanmoins la primauté du militaire sur la politique c'est l'exception qui doit disparaître un jour. C'est un combat que nous menons. La réconciliation nationale est le point nodal du programme électoral du président, un concept que vous défendez depuis le début de la crise sécuritaire... A cette différence qu'El Islah croit sincèrement à ce projet, ce qui n'est pas le cas du pouvoir, pour qui la réconciliation n'est qu'un slogan. Preuve en est, personne ne connaît encore ses tenants et aboutissants. Ouyahia a fini par donner quelques indices, en précisant dans son discours devant les députés, «que la vision du gouvernement sur cette question diffère de celle des autres», allusion faite à El Islah qui défend l'amnistie générale. C'est l'unique chemin vers la paix et le retour de la stabilité. J'estime que la concorde civile est un avant-goût de ce que pourraient être les fruits de la réconciliation comme imaginée par nous. Les décideurs doivent reconnaître que la politique du tout sécuritaire a prouvé son échec. Quelle serait la place du FIS dans cette équation? Le retour du FIS est écarté du moins pour le moment. L'Algérie de 89 est différente de celle de 2004. Le pays a connu des mutations, les mentalités ont changé. Maintenant, il est vrai aussi qu'en démocratie chaque courant a le droit d'activer mais uniquement dans le respect des lois du pays. Le ministre des Affaires religieuses a soulevé une grande polémique en accusant le MCB d'être derrière la campagne d'évangélisation en Kabylie. Pensez-vous que ce phénomène a pris véritablement de l'ampleur dans notre pays? C'est une autre fuite en avant, selon les informations que nous avons, C'est l'Eglise protestante, forte des facilités procurées par le pouvoir, qui est derrière cette campagne, laquelle ne se limite pas à la Kabylie mais prend des proportions encore plus inquiétantes dans d'autres régions du pays, notamment le Sud. Quel genre de facilités? Elles sont nombreuses. Le Maroc a accusé l'Algérie, dans un mémorandum transmis à Kofi Annan, d' aider financièrement et logistiquement le Front Polisario. Des accusations que l'Algérie a rejetées. Depuis, nous assistons à une campagne de désinformation sans précédent concoctée par la presse du Palais royal contre l'Algérie. Nous saluons la position officielle de l'Algérie, qui s'en est toujours remise à la légalité internationale. Le dossier du Sahara occidental est une question de «décolonisation» et son dénouement passe inévitablement par un référendum sur l'autodétermination.